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tant de ces changemens à vue sur la scène du monde. Les grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se développer. Elles s’y enfermaient bien souvent ; dans tout ce qui les entourait, elles trouvaient plutôt alors trop de garanties contre elles-mêmes. Nous sommes tombés aujourd’hui dans l’inconvénient contraire. Les barrières ayant été renversées et les hauteurs rasées, tout le monde est en plaine ; l’air du dehors excite, l’examen pénètre partout ; le pour et le contre sollicitent chaque matin ; à ce jeu, l’esprit s’aiguise vite, en même temps que les convictions s’épuisent. Les grands talens surtout sont comme aux abois et ne savent que devenir ; à bout de leurs premiers motifs, et depuis que les grandes causes ont fait défaut, ils cherchent des thèmes. Ils en trouvent d’étranges parfois, car ils en prennent partout, et chez le voisin, et jusque chez l’ancien adversaire. Il en résulte les plus singuliers mélanges. A ne voir que certaine surface, on pourrait se croire arrivé, dans l’ordre des esprits, à un carnaval de Venise universel.

Non pas tout-à-fait universel. Il est des intelligences qui résistent, qui protestent contre cette défaillance on cette mobilité d’alentour, et ne se laissent pas volontiers entamer. M. de Rémusat est de ceux du moins qui ne sauraient se faire à l’indifférence en matière de vérité ; c’est sous cette forme plutôt philosophique qu’il combat le mal présent. Lui qui comprend tout et qui est tenté d’excuser beaucoup, lui dont souvent le goût s’amuse et qui, à ce prix, deviendrait peut-être trop indulgent, il a ses points fixes, ses hauteurs naturelles où il se reprend en idée. Il continue, en toute rencontre, de porter respect aux pensées et aux vœux de sa jeunesse.

En ce temps-là, on était loin de la promiscuité d’opinions ; les camps restaient tranchés ; chacun combattait sous son drapeau et savait que l’adversaire en avait un qu’il fallait ravir. C’était l’heure aussi des nobles amitiés, des intimes alliances. Dans cette collaboration des Tablettes, M. de Rémusat connut M. Thiers et se trouva aussitôt lié avec lui d’un lien beaucoup plus étroit qu’il ne semblait. Quand les Tablettes disparurent, M. Thiers essaya de fonder avec M. Mignet un autre recueil périodique, et il vint trouver d’abord M. de Rémusat en lui disant « Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d’en être. » Et il a tenu parole depuis en toute occasion. Cette sorte d’avance et d’attention honore celui de qui elle partait et qui ne la prodigue pas. C’est ici le goût vif de l’esprit pour l’esprit, qui se déclare, car on peut certes avoir de l’esprit autrement, et sous bien des formes différentes, et justes, et fines, mais en prenant le mot comme jet, comme source, comme fertilité continuelle, il n’est pas d’homme en France qui, d’emblée et à tout propos, ait plus d’esprit que ces deux-là. Joignez-y M. Cousin.

Dans cette prompte alliance pourtant, ainsi formée, de M. Thiers à M. de Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un