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guérir de son amour, Dante s’y abandonnait chaque jour davantage comme à sa meilleure et à sa plus sûre inspiration. L’amour de Béatrice semblait peu à peu se confondre avec l’amour de Dieu, et Dante prenait, pour exprimer ses sentimens amoureux, le langage de la foi et souvent même de la théologie : « … Je veux expliquer, dit-il, quels vertueux effets produisait sur moi le salut qu’elle m’adressait. Quand je la voyais venir de quelque côté, plein de l’espérance de recevoir son gracieux salut, je ne me souvenais plus que j’eusse des ennemis ; je me sentais enflammé du feu de la charité, et j’aurais pardonné sans peine à quiconque m’eût offensé. Si dans cet instant quelqu’un m’eût interrogé, je n’aurais su que lui parler d’amour. »

Voilà comment, dans le Dante, l’amour inspirait l’homme, le rendant charitable, miséricordieux, lui faisant oublier qu’il avait des ennemis ou les lui faisant aimer : quelle victoire remportée sur cette ame destinée aux haines et aux colères de la guerre civile !

Béatrice et Laure sont toutes deux de la même famille ; mais l’amour de Pétrarque pour Laure est moins grave et moins élevé que celui de Dante pour Béatrice. Cet amour est plus littéraire, si je puis parler ainsi ; il inspire le génie du poète plus que l’ame de l’auteur, il touche de plus près à l’amour platonique tel que nous le trouverons dans les romans et dans les tragédies du XVIIe siècle. Dans le Dante, enfin, l’amour se sent du théologien ; dans Pétrarque, il se sent surtout du littérateur.

Ce n’est pas que Pétrarque, dans le commentaire qu’il a fait aussi lui-même de son amour, n’ait voulu également nous représenter cet amour comme lui inspirant la sagesse et la piété. Cependant, entre les récits mystiques de la Vie nouvelle de Dante et les réflexions dévotes des Dialogues du mépris du monde par Pétrarque, il y a une grande différence. J’entends bien Pétrarque dire à saint Augustin, qu’il a pris pour son interlocuteur, que « jamais rien de honteux ni de bas ne s’est mêlé à sa passion et qu’on ne peut blâmer que ses excès : si vos yeux, ajoute-t-il, pouvaient voir mon amour comme ils peuvent voir les traits de Laure, vous le verriez aussi pur que sa beauté. Que dis je ? C’est à Laure que je dois tout ce que je suis : jamais je ne serais parvenu à la moindre renommée, si son amour n’avait fait fleurir dans mon ame les germes de vertu que la nature y avait semés. C’est elle qui arracha ma jeunesse à la souillure du vice, c’est elle qui me donna mon essor vers le ciel, c’est elle qui me fit aimer Dieu. Par elle je devins vertueux, car l’amour métamorphose les amans et les rend semblables à ce qu’ils aiment. » Ces paroles sont un commentaire fidèle de la doctrine de Platon sur l’amour, et elles mettent Laure à côté de Béatrice ; mais, à la fin du dialogue, Pétrarque, vaincu par les argumens de saint Augustin, renonce à son amour ; il l’abjure comme une erreur, comme un péché ; et voilà ce que Dante n’eût jamais fait, lui qui s’écrie, à la