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de la nature leur ont montré là des passions et des intérêts fraternels. Quant aux Magyars, ils se tiennent profondément isolés, et si les Roumains ont une sympathie au dehors, c’est, comme les Illyriens eux-mêmes, pour ceux de leur race qui sont sujets de l’empire ottoman. La race allemande ne doit point se le dissimuler, elle n’est point recherchée parmi les paysans des autres races, et les plus grands bienfaits ne parviendraient point à vaincre des répulsions nées du caractère et du tempérament national de chacun de ces peuples. La nature, qui les entraîne ainsi d’un côté, l’emportera toujours sur la reconnaissance qui les ferait un moment incliner de l’autre, et la politique restera impuissante contre les fatalités historiques et la destinée des races.

Si donc on peut attendre des réformes actuellement commencées une plus grande sécurité, un bien-être plus grand pour l’empire, il ne faut point cependant rêver une assimilation tentée en vain par Joseph II et devenue bien plus difficile aujourd’hui. Oui assurément, les paysans qui ne se sentiront plus opprimés respecteront mieux la paix publique, ils supporteront avec plus de patience les charges que les besoins du trésor et de l’armée font peser sur eux ; mais les fonctionnaires qui recueillent l’impôt seront toujours et plus que jamais dans la nécessité de parler le polonais en Gallicie, le tcheck en Bohème et en Moravie, le slovaque, l’illyrien, le magyare, le roumain en Hongrie. Les officiers seront toujours tenus d’apprendre ces mêmes idiomes pour se faire entendre de leurs soldats ; il y aura toujours des régimens magyars, illyriens, polonais, bohèmes, roumains, qui ne comprendront point la langue de leurs chefs, et qui ne pourront se comprendre entre eux. Enfin les Allemands perdront chaque jour plus de terrain dans les provinces à demi germanisées, comme la Styrie et la Moravie, et les Slaves, qui forment à eux seuls la moitié des populations de l’empire, influeront chaque jour davantage sur sa politique. Les intérêts sociaux du pays auront donc été satisfaits, mais les intérêts nationaux, qui ont également leur gravité, ne le seront pas encore. Alors les théoriciens, qui réclament aujourd’hui la réorganisation des diètes provinciales, élèveront aussi la voix et se mêleront au débat, dès maintenant passionné, de ces questions nouvelles. Quelques-uns prétendront dominer ce mouvement, le tempérer du moins en le régularisant par un système de fédéralisme constitutionnel ; mais creuser un lit au torrent, c’est lui ôter de son impétuosité pour ajouter à sa puissance, et tel sera inévitablement l’effet du fédéralisme pour les nationalités.

Ainsi, l’Autriche, même après la réforme complète du droit féodal, aura encore en perspective des éventualités fort sérieuses, qui tiendront sans cesse en éveil la prudence et l’énergie de ses hommes d’état, et le prince de Metternich ou ses héritiers, continuateurs de l’œuvre sociale de Joseph II, ne réussiront pas plus que lui à établir la centralisation et l’unité dans l’empire. Toutefois, quelque jugement qu’il y ait à porter sur les faits ultérieurs, accordons dès à présent à la réforme entreprise des éloges mérités, et sachons gré au ministre qui a personnifié si Long-temps l’immobilité systématique en Europe d’avoir signalé, par une concession à l’esprit moderne, les dernières années d’une vie politique toute remplie par la résistance.


H. DESPREZ.