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eues de chercher à lui être utile. Rien n’est pire que l’effusion d’une reconnaissance qui n’est pas méritée.

Aux premières ouvertures que j’en fis avec grand embarras, il se frappa le front du doigt.

Enté medjnoun (es-tu fou) ? me dit-il.

Medjnoun, dis-je, c’est le surnom d’un amoureux célèbre, et je suis loin de le repousser.

— Aurais-tu vu ma fille ? s’écria-t-il.

L’expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai involontairement à une histoire que le pacha d’Acre m’avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n’en était pas gracieux assurément. Un kyaya lui avait raconté ceci : « J’étais endormi, lorsqu’à minuit j’entends heurter à la porte ; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules. — Qu’apportez-vous là ? lui dis-je. — Ma sœur avait une intrigue, et je l’ai tuée. Ce sac renferme son tantour (corne d’orfèvrerie que les femmes druses portent sur la tête). — Mais il y a deux tantours dans le sac ? — C’est que j’ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu très haut. Le Druse avait apporté ces bijoux de ses victimes pour apaiser la justice turque. Le kyaya le fit arrêter et lui dit : — Va dormir, je te parlerai demain. Le lendemain, il lui dit : — Je suppose que tu n’as pas dormi ? -Au contraire, lui dit l’autre. Depuis un an que je soupçonnais ce déshonneur, j’avais perdu le sommeil ; je l’ai retrouvé cette nuit. »

Ce souvenir me revint comme un éclair ; il n’y avait pas à balancer. Je n’avais rien à craindre pour moi sans doute ; mais ce prisonnier avait sa fille près de lui : ne pouvait-il pas la soupçonner d’autre chose encore que d’avoir été vue sans voile ? Je lui expliquai mes visites chez Mme Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu’y faisait mon esclave, l’amitié que cette dernière avait pour sa fille, le hasard qui me l’avait fait rencontrer ; je glissai sur la question du voile qui pouvait s’être dérangé par hasard… Je pense, dans tous les cas, qu’il ne put douter de ma sincérité. Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande une fille en mariage à son père, et je ne vois pas la raison de votre surprise. Vous pouvez penser, par les relations que j’ai dans ce pays, que ma position n’est pas inférieure à la vôtre. Pour ce qui est de la religion, je n’accepterais pas d’en changer pour le plus beau mariage de la terre ; mais je connais la vôtre, je sais qu’elle est très tolérante et qu’elle admet toutes les formes possibles de cultes et toutes les révélations connues comme des manifestations diverses, mais également saintes, de la divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser d’être chrétien, je crois pouvoir…

— Eh, malheureux ! s’écria le cheik, c’est impossible : la plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé !

— Que. voulez-vous dire ?