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grande pour que l’on couche dans les cabinets, et chaque voyageur, — apportant son lit sur son dos comme le paralytique de l’Évangile, — choisit une place sur le pont pour le sommeil et pour la sieste ; le reste du temps, il se tient accroupi sur son matelas ou sur sa natte, le dos appuyé contre le bordage et fumant sa pipe ou son narguilé. Les Francs seuls passent la journée à se promener sur le pont, à la grande surprise des Levantins, qui ne comprennent rien à cette agitation d’écureuil. Il est difficile d’arpenter ainsi le plancher sans accrocher les jambes de quelque Turc ou Bédouin, qui fait un soubresaut farouche, porte la main à son poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous retrouver ailleurs. Les musulmans qui voyagent avec leur sérail, et qui n’ont pas assez payé pour obtenir un cabinet séparé, sont obligés de laisser leurs femmes dans une sorte de parc formé à l’arrière par des balustrades, et où elles se pressent comme des agneaux. Quelquefois le mal de mer les gagne, et il faut alors que chaque époux s’occupe d’aller chercher ses femmes, de les faire descendre et de les ramener ensuite au bercail. Rien n’égale la patience d’un Turc pour ces mille soins de famille qu’il faut accomplir sous l’œil railleur des infidèles. C’est lui-même qui, matin et soir, s’en va remplir à la tonne commune les vases de cuivre destinés aux ablutions religieuses, qui renouvelle l’eau des narguilés, soigne les enfans incommodés du roulis, — toujours pour soustraire le plus possible ses femmes ou ses esclaves au contact dangereux des Francs. Ces précautions n’ont pas lieu sur les vaisseaux où il ne se trouve que des passagers levantins. Ces derniers, bien qu’ils soient de religions diverses, observent entre eux une sorte d’étiquette, surtout en ce qui se rapporte aux femmes.

L’heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire anglais, embarqué avec moi pour Acre, me faisait remarquer un point de la côte qu’on suppose être le lieu même où Jonas s’élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique, et à ce propos j’avais entamé avec le révérend une de ces discussions religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui naissent si naturellement entre voyageurs dans ces pays où l’on sent que la religion est tout.

— Au fond, lui disais-je, le Coran n’est qu’un résumé de l’Ancien et du Nouveau Testament rédigé en d’autres termes et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ comme prophète, sinon comme Dieu ; ils révèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie), et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints ; d’où vient donc l’immense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et qui rend toujours entre eux les relations mal assurées ?

— Je n’accepte pas cela pour ma croyance, disait le révérend, et je pense que les protestans et les Turcs finiront un jour par s’entendre.