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Quant aux causes criminelles, le dossier de ces affaires constitue maintenant une littérature à part, qu’on peut désigner sous le nom de littérature de la cour d’assises, laquelle forme, avec le drame et le roman, une trilogie où le public va s’approvisionner d’émotions et de larmes. Ces affaires sont reproduites d’abord par les journaux judiciaires et les journaux politiques. Les éditeurs s’en emparent ensuite pour les faire paraître de nouveau sous la forme de volume, et plus le crime est grand, plus la spéculation est avantageuse. Dans tous les temps, sans doute, les causes de ce genre ont occupé le public, et le nom de la Brinvilliers montre qu’on arrive à la popularité par la scélératesse. A d’autres époques du moins les scélérats n’éveillaient que la curiosité et n’inspiraient que les faiseurs de complaintes ; aujourd’hui ils excitent l’intérêt, surtout quand ils donnent une théorie sociale de l’assassinat, ou qu’ils poétisent l’empoisonnement par une mise en scène romanesque. On sollicite alors des autographes de leur bienveillance. Les libraires éditent leurs lettres et leurs volumes ; ces volumes, que chacun peut nommer à notre place, trouvent des lecteurs empressés, et le pilori est encore un piédestal. Qu’avant de monter sur l’échafaud ou de voir la porte de la prison se refermer à jamais sur eux les grands coupables laissent pour adieu un défi ou une insulte à la société qui les tue ou les jette jusqu’à la mort dans la cellule pénitentiaire, c’est le dernier privilège de la libre défense ; mais que ceux qui sont dans le droit chemin de la vie, que des femmes fidèles à l’honneur souillent leur pensée par ces lectures impures ou sanglantes ; que la presse oublie, pour reproduire des drames odieux, les grands intérêts du pays ; qu’on trouve dans une même année vingt livres différens sur un même crime ; que le théâtre évoque sur ses planches ceux que la cour d’assises vient de voir sur ses bancs, c’est ce qu’on a peine à comprendre, c’est surtout ce qu’on est affligé d’avoir à constater.


V.

A la suite des théologiens qui expliquent Dieu et commentent les lois divines, à la suite des jurisconsultes qui interprètent le code, nous trouvons les philosophes qui enseignent ou du moins qui devraient enseigner les lois de la morale et l’amour de la sagesse. Le premier fait qu’on ait à noter en étudiant la bibliographie philosophique, c’est la différence qui existe à dix ans de distance dans la moyenne annuelle du nombre des livres. L’histoire de la philosophie contemporaine se divise en effet en deux périodes distinctes, qu’on peut appeler l’une la période de stagnation ou l’état de paix, l’autre la période d’activité ou l’état de guerre. La période de stagnation commence en 1830 et se prolonge jusqu’en 1838 ; la période d’activité s’étend de 1838 à 1845, et se continue même encore aujourd’hui, ce qui surprend quand on songe avec quelle rapidité les choses changent et se Succèdent à l’époque où nous vivons.

Dans les années qui suivent la révolution de juillet, la philosophie semble disparaître brusquement de là scène active du monde ; elle vit toujours, mais pour elle-même, s’enfermant dans l’école, s’occupant de son organisation, évitant les grands problèmes, discutant avant tout sur la méthode, le programme, les conditions de la science, recrutant des élèves plutôt que des disciples, cherchant à se connaître elle-même, n’y réussissant pas toujours, et se demandant parfois,