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Mais, malgré le soin de l’élégance, de la propriété, de la rime, jamais le poète ne rentre complètement dans son sang-froid ; l’émotion première persiste ; l’air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit, suffisent pour la soutenir, et la chanson, eût-elle coûté tout un jour de travail, semble toujours faite d’un seul jet. On ne sait quelle douceur s’attache à cette sorte de composition si frivole, si commune, si peu estimée. On rendrait mal cet oubli de toutes choses et de soi-même où elle jette un instant celui qui s’y livre, cette rêverie, ce trouble, cet abandon où l’âme uniquement préoccupée d’une image, d’un sentiment, d’une sensation même, perd un moment le souvenir et la prévoyance, et se berce elle-même du chant qui lui échappe. Encore une fois, on croirait qu’il y a dans la chanson quelque chose qui vient apparemment de la musique, et qui donne à un divertissement de l’esprit la vivacité d’un plaisir des sens. Peut-être l’imagination seule opère-t-elle ce prestige, l’imagination qui sait tout embellir, la douleur qu’elle adoucit, comme le plaisir qu’elle relève…

Doué de la sorte et sentant comme il sentait, il était impossible qu’il contînt sa chanson aux simples sujets d’amour ou de table et à la camaraderie de collége[1] ; les intérêts de gloire, de patrie, les événemens publics, devaient y retentir aussi, et, en un mot, lui qui chantait depuis 1812, devait naturellement, inévitablement, entrevoir et pressentir dans ses refrains les mêmes horizons que découvrait vers le même temps Béranger. C’est, en effet, ce qui arriva. Sa chanson adolescente était en train de se transformer, d’enhardir son aile, quand la publication du premier recueil de Béranger, à la fin de 1815, vint faire une révolution dans l’art et dans son esprit : « Je ne crois pas, nous dit M. de Rémusat, qu’aucun ouvrage d’esprit m’ait causé une émotion plus vive que la chanson Rassurez-vous, ma mie, ou Plus de politique. » De lui-même il en avait fait une à cette époque, dans le même sentiment, intitulée : Dernière Chanson ou le 20 novembre (1815)[2]. Une

  1. Bon nombre des plus anciens couplets de M. de Rémusat furent composés pour un dîner de camarades de collège, auquel assistaient tous les mois MM. Victor Le Clerc, Naudet, Odilon Barrot, Germain et Casimir Delavigne, M. Scribe à partir de 1817, etc., etc.
  2. Ce mois néfaste de novembre 1815 fut l’époque du procès de Ney, du procès de Lavalette, du projet de loi sur les juridictions prévôtales présenté à la chambre des députés par le duc de Feltre, du projet d’amnistie avec catégories proposé par M. de La Bourdonnaye. Le procès de M. de Lavalette commença le 20 novembre, et celui du maréchal Ney le 21. — Le refrain du jeune Rémusat était presque le même que celui de Béranger, par exemple :

    Mais comment offrir à nos belles
    Des cœurs flétris, des bras vaincus ?
    Nos chants seraient indignes d’elles
    Français, je ne chanterai plus !

    Mais ici le refrain allait dans le sens direct du couplet. Le refrain de Béranger, au contraire, qui tombait presque dans les mêmes termes, allait en sens inverse du reste des paroles, et de ce contraste sortait l’amère ironie :

    Oui, ma mie, il faut vous croire,
    Faisons-nous d’obscurs loisirs
    Sans plus songer à la gloire,
    Dormons au sein des plaisirs.
    Sous une ligue ennemie
    Les Français sont abattus :
    Rassurez-vous, ma mie,
    Je n’en parlerai plus.