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sont le plus faits pour intéresser et pour piquer la curiosité de ceux qui ont le plaisir d’être leurs contemporains ; car, s’il a beaucoup écrit, il n’a publié qu’une moitié de ses œuvres et n’a livré qu’une des faces de son talent ; car, eût-il tout publié, il aurait encore plus d’idées qu’il n’en aurait produit dans ses livres. Il est le libre causeur par excellence ; il a de l’ancienne société le ton, le goût, les façons déliées, avec tous les principes (y compris les conséquences) de la nouvelle ; il a de bonne heure épousé et professé les doctrines généreuses de son temps, et il n’en a pris aucun lieu commun. À dix-huit ans il était le plus précoce et le plus formé des esprits sérieux, et il se retrouve le plus jeune à cinquante.

M. Charles de Rémusat est né à Paris sous le Directoire (14 mars 1797) ; ses parens tenaient à l’ancien régime par les manières, par les habitudes, mais sans aucun de ces liens de naissance ou de préjugé qui enchaînent. Nous avons dit et montré ailleurs quelle était sa mère[1]. Le jeune enfant grandit auprès d’elle dans une liberté aimable, dans une familiarité qui l’initiait aux réflexions de cette femme distinguée, sur laquelle il devait bientôt agir à son tour. Cette enfance heureuse se pourrait presque comparer à une promenade, dans laquelle un très jeune frère rejoint, à pas inégaux, sa sœur aînée qui lui fait signe et qui l’attend. Pour le jeune Rémusat, le salon précéda le collège. Il y entendait parler de bien des choses, surtout de littérature, de Corneille et de Racine, de Geoffroy et de Voltaire, des Grecs et des Romains, de tout ce dont on causait volontiers alors, après les excès de la Révolution, avant le réveil de 1814, à l’ombre du soleil de l’Empire, « à cette époque, nous dit-il, où l’on avait de l’esprit, mais où l’on ne pensait pas. »

Penser, en effet, c’est n’être jamais las, c’est recommencer toujours, et l’on avait horreur de rien recommencer. Après de telles secousses, la société tout entière fait comme un homme qui a éprouvé de grands malheurs et qui n’aspire plus qu’au repos, aux douceurs d’une vie commode, et, s’il se peut, agréablement amusée. Les plus délicats se rejettent sur les distractions de l’esprit ; mais du fond des choses, il en est question aussi peu que possible ; on craindrait de rouvrir l’abîme et d’y revoir les monstres.

Cette tiédeur d’opinion, cette paresse et presque cette peur de penser, du moment qu’il s’en rendit compte, devint une des antipathies du jeune homme et l’ennemi principal qu’il se plut tout d’abord à harceler. Ce fut comme le premier but de son sarcasme et de son dédain, dès que sa propre nature se déclara ; ce fut le jeu de ses premières armes. Depuis lors, et sous quelque forme qu’il l’ait retrouvée, il n’a cessé de guerroyer contre, de combattre cette lâche indifférence, et il

  1. Voir l’article sur Mme de Rémusat (Portraits de Femmes 1845, et Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin 1842).