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le premier justicier. Il reçoit les plaintes élevées contre eux celles qu’ils élèvent, il les gourmande et les corrige de son chef, il discute avec eux le texte des règlemens qui les protègent, il publie les épîtres confidentielles qu’ils adressent à sa haute équité, les décisions intimes émanées de son cabinet en réponse à leurs suppliques. C’est un échange permanent de relations directes qui ne profite peut-être pas toujours à la sérénité de la couronne, mais qui relève l’importance des rangs inférieurs de la hiérarchie. Cet accès presque familier que les subalternes obtiennent ainsi jusqu’au roi contribue sans doute à diminuer pour eux l’éclat de la pourpre ministérielle, à les rassurer en présence d’un supérieur dont ils essaieront bien de capter les graces, mais dont ils ne souffriront pas facilement l’injustice. Il est quelquefois piquant de voir tel pauvre employé, tel modeste professeur, s’étonner lui-même de la hardiesse avec laquelle il a défendu son bon droit contre un homme tout chamarré de ces cordons et de ces titres pour lesquels l’Allemand nourrit dès le berceau la pieuse adoration de la foi. Il subsiste évidemment dans tout cela je ne sais quel secret sentiment qui peint et qui honore la Prusse. S’il faut qu’il y ait quelque part dépendance mesquine et servilité, j’aime encore mieux la dépendance en haut qu’en bas : en haut, elle s’excuse par des attachemens particuliers ou elle se corrige par l’énergie personnelle des individus, elle ne gâte rien que par places et par momens ; en bas, c’est une plaie incurable qui s’étale insensiblement à la surface entière de la société pour y ronger tout ce qu’elle touche.

Il arrive donc en Prusse le contraire de chez nous ; l’influence des administrations et des hiérarchies a plus d’empire que celle des ministres ; les grands corps constitués pèsent plus que leurs chefs. A côté de beaucoup d’inconvéniens, il y a là beaucoup d’avantages, et je croirais volontiers que la fortune prussienne s’est appuyée jusqu’ici sur cette solidité de l’organisation intérieure. La vie, qui ne pouvait circuler dans toutes les veines de la nation, trop resserrées sous les liens du régime absolu, s’est concentrée, tout en s’immobilisant, dans les foyers où on la renfermait pour la distribuer avec plus d’économie. Ces nombreux et consciencieux dépositaires de la force, de la pensée publique, répandus par tout le pays, lui ont donné des airs de puissance compacte et substantielle qui ont frappé l’Europe. Dans cette bataille de chaque jour où grandissent les peuples, ç’a été l’ordre profond substitué à l’ordre mince. Et cependant regardez un peu l’exigence de cet invincible progrès qui pousse tout notre âge. Quelle est maintenant l’ambition la plus décidée, la plus ardente de la Prusse ? N’est-ce pas d’avoir des ministres responsables à la façon des gouvernemens constitutionnels ? Et quel sera pourtant le premier usage que ces ministres feront d’une autorité naturellement accrue dans la mesure de leur responsabilité ?