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absolue, bien loin de la détruire ; il se persuadait qu’il allait lui rendre un prestige admirable en l’entourant du cortége pittoresque des institutions appelées de toute éternité à subsister dans sa lumière. Il voyait renaître au sein de la société la hiérarchie providentielle des ordres ; il ne doutait pas que la société, ainsi rétablie d’elle-même dans son assiette, ne supportât naturellement et sans fléchir le poids d’un trône plus solide que ces trônes de bois et de velours construits de main d’homme par les révolutions ; il doutait encore moins que le sien ne fût bâti de main divine. Il n’était pas seulement un prince entrant en possession du pouvoir, il était un croyant admis à pratiquer sa foi ; il n’était pas seulement un roi libre de choisir sa politique, il était le serviteur d’une philosophie.

La pensée du roi Frédéric-Guillaume a été pourrie de bonne heure dans les enseignemens de l’école historique ; il s’est formé sur ce terrain comme en un champ clos. De 1830 à 1839, Stahl publie sa Philosophie du droit ; on en retrouve les données à chaque phrase des fameux discours de 1840[1]. Ne sent-on pas aussi couler la sève de Jean-Jacques sous l’éloquence révolutionnaire de 92 ? Les conventionnels étaient les sectaires du Contrat social ; le roi de Prusse est le sectaire d’une philosophie de l’absolutisme. Adepte sincère, il a la manie des conversions, et ce n’est pas le côté le moins original d’un esprit si multiple, que ce désir incessant d’amener son prochain à sa foi. Il n’est à son goût qu’une façon d’obéir, c’est de se laisser convaincre, et le commandement ne lui est agréable qu’à la condition d’opérer une soudaine métamorphose au plus profond des coeurs. De là quelque chose à la fois de pédantesque et d’inspiré dans les allures autocratiques de sa majesté prussienne : on dirait d’un confesseur inexorable ou d’un maître d’école infaillible[2].

  1. Voici ces données, résumées par quelqu’un qui connaît bien l’Allemagne, M. Ott, auteur d’une très exacte analyse de la philosophie de Hegel : — Par suite du péché originel, le règne divin pour lequel Dieu a créé l’humanité, ce règne de la liberté véritable dans la conformité de la volonté de l’homme avec celle de Dieu, n’a pu être réalisé. Dieu a dû soumettre l’homme à un règne temporel, à des liens matériels, c’est-à-dire aux lois de l’ordre social et à celles qui naissent des circonstances historiques. La vie terrestre n’est ainsi qu’une préparation au règne divin. Dans ce règne temporel, l’homme est assujetti. Dieu le conduit et le dirige autant par les sentimens et les croyances qu’il lui inspire que par l’ordre matériel qu’il lui impose. De ce point de vue-là, l’école historique justifie tout l’état social existant. La division des classes est nécessitée par la diversité des fonctions. La noblesse héréditaire, c’est l’élément de durée et de stabilité. La royauté, c’est l’organe de Dieu même sur terre. Les états-généraux et les diètes ne peuvent être considérés comme les représentans de la souveraineté qui n’appartient qu’au roi, mais comme les patrons du peuple auprès de celui-ci, etc., etc.
  2. Dernièrement le professeur Michelet s’était mis en un mauvais cas : déjà chargé du gros péché de son implacable hégélianisme, il avait touché quelques mots des affaires d’église au coin d’un pauvre journal berlinois. On inventa pour le punir une peine bien digne de la clémence d’un gouvernement paternel : M. Michelet fut destitué ; mais la justice miséricordieuse du roi, tout en confirmant la sentence, en déclara l’exécution indéfiniment suspendue. C’était proprement lui mettre la corde au cou pour le faire asseoir sur la potence. L’université de Berlin se permit de remontrer que cette pénalité n’était pas du tout inscrite au code académique. Le roi répondit qu’il pardonnerait à M. Michelet quand M. Michelet se repentirait. Celui-ci écrivit alors pour se justifier : le roi fermait hier toute la correspondance, en déclarant officiellement qu’il ne voyait point de suffisante contrition dans la lettre de l’hérétique, et qu’il n’y avait pas là de repentir intérieur (die inflige Reue).