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qu’il a, il ne doit rien à personne de ses ancêtres, à Frédéric moins qu’à tout autre. Combien il y avait de force, d’exactitude et de solidité dans la pensée de celui-là ! quelle fine trempe il devait à son siècle ! Le nôtre, hélas ! ne peut en donner tant ; ne le lui demandons pas. Le nôtre, pour voir plus loin, ne voit peut-être pas si droit devant lui ; il embrasse trop pour bien étreindre, et l’audace de ses aspirations l’enlève sur des sommets où plus d’une fois il a vacillé. Frédéric-Guillaume est un roi philosophe comme Frédéric II, seulement il a trop fait de métaphysique. Lorsque Frédéric avait dit : « Je veux que chacun, dans mes états, soit libre de gagner le ciel à sa guise ; » lorsque, cerné par quatre armées et mis au ban de l’empire, il écrivait à Voltaire :

Pour moi, menacé du naufrage,
Je veux, en affrontant l’orage,
Penser, vivre et mourir en roi,


le grand Frédéric avait épuisé toute la substance de sa philosophie, et, pour un roi, c’était vraiment assez comme cela. Frédéric-Guillaume a dépassé de beaucoup ces limites ordinaires. Il s’est penché sur les abîmes de la spéculation allemande avec cette curiosité maladive qui entraînait jadis chez nous le régent vers les mystères des sciences naturelles. C’est donc un savant et un rêveur, ce qui ne l’empêche pas cependant d’être aussi fort bon compagnon ; je m’empresse d’ajouter le mot, si trivial soit-il, et j’en ai besoin, car il ne faut pas non plus qu’on aille prendre ici cette robuste majesté pour quelque songeur langoureux atteint d’un spleen ossianique. Nous avons, nous autres, la frivole manie de vouloir à toute force arranger notre mine à l’air de nos pensées, et nous costumons toujours nos héros. On est plus naturel et plus vrai en Allemagne ; là du moins ce n’est pas la mode d’avoir son rôle affiché sur sa physionomie ; on a le droit d’être à la fois mélancolique et rubicond. Regardez les peintures des vieilles écoles allemandes ; l’idée mystique y plane sans s’affaiblir à travers les détails matériels du plus minutieux réalisme. Ce contraste est partout dans cette blonde et sanguine nature du Germain, à la fois si méditative et si charnelle. Après ses journées de rude bataille scholastique, Luther, le soir venu, jouait de la flûte en contemplant la clarté des étoiles, et ce théologien colère, ce moine marié que n’épargnaient ni les joies ni les soucis du ménage, avait encore l’ame assez fraîche pour les célestes ravissemens de la prière extatique. Ces deux existences se côtoyaient en lui sans se détruire. Voilà peut-être comment l’esprit inquiet et tourmenté du roi Frédéric-Guillaume loge pourtant dans une enveloppe qu’il n’use pas et qui ne dépérit pas. Le buste solidement campé sur les hanches, le ventre en avant, la tête ronde et dégarnie, le nez retroussé, la bouche riante et la réplique facile, Frédéric-Guillaume semble plutôt fait pour