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Notre conversation se prolongea quelque temps encore. Comme elle prenait insensiblement un tour lugubre, j’essayai de plaisanter sur notre position actuelle.

— Quant à moi, lui dis-je, je serai plus prudent que vous : je vais aller m’enfoncer dans la mine la plus profonde, et j’aurai bien du malheur si ce terrible Verdugo vient à me rencontrer à dix-huit cents pieds sous terre.

Nous nous séparâmes, don Jaime pour aller au couvent où il était attendu, moi pour visiter une des mines les plus rapprochées de Guanajuato. Comme je traversais la place avant de sortir de la ville, je crus apercevoir sur le seuil d’une pulqueria la figure connue de Florencio Planillas. Enchanté de pouvoir le détromper sur les intentions de Remigio Vasquez, ou pour mieux dire de don Jaime, je m’avançai de ce côté, malgré la répugnance que m’inspiraient ces hideux cabarets mexicains, où la populace mâle et femelle s’abreuve de l’horrible breuvage du pulque[1] fermenté. Soit que Florencio ne m’eût pas aperçu, ou qu’il ne voulût pas me reconnaître, il disparut bientôt dans l’intérieur de l’établissement. La vie de don Jaime dépendait sans doute de l’entrevue que j’allais avoir avec Florencio : il n’y avait pas à balancer. J’enjambai par-dessus quelques buveurs en haillons étendus ivres-morts en travers de la porte et j’entrai dans la pulqueria. C’était une des plus pittoresques que j’eusse vues. Les murailles étaient couvertes de fresques incroyables, de personnages grotesques ou rébarbatifs, de scènes d’ivrognerie, de meurtre, d’amour, de géans et de nains, de piétons et de cavaliers, le tout accompagné de devises bizarres et surmonté de l’inscription sacramentelle : hoy se paya, mañana se fia (aujourd’hui l’on paie et demain crédit). Des cuves découvertes, remplies de la liqueur à la couleur laiteuse, à l’odeur nauséabonde, garnissaient les angles du cabaret, et le cabaretier y puisait largement, à l’aide d’une calebasse, pour servir les consommateurs. Parmi ceux-ci, j’eus bien vite distingué Florencio.

— Ah ! seigneur cavalier, me dit-il en s’avançant le verre en main, permettez-moi de vous offrir…

— Non, je n’ai pas soif ; mais j’ai une bonne nouvelle à vous donner.

J’essayai alors de lui prouver que c’était par un mensonge insigne qu’on lui avait signalé comme dénonciateur un homme qui ignorait jusqu’à l’existence de son hacienda. Ce ne fut pas sans de longs efforts que je pus faire comprendre à cette intelligence obscurcie par l’ivresse l’objet de ma visite, et détromper Florencio sur le compte du Biscayen. — Vous me voyez enchanté, s’écria-t-il quand il eut pu démêler le sens de mes paroles.

  1. Sève de l’aloës, qui, d’abord douce comme de l’eau de miel, devient, par la fermentation, aigre, puante et capiteuse.