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— J’ai grand’faim, lui dis-je.

— Et moi aussi, répondit-il gravement, mais sans bouger.

Je craignis de n’avoir pas été assez explicite.

— A quelle heure soupez-vous d’ordinaire ? Pour moi, toute heure m’est bonne quand j’ai faim comme à présent.

— Toute heure m’est également bonne pour souper, mais aujourd’hui je ne soupe pas.

Cette réponse me consterna ; heureusement Cecilio s’était à tout hasard muni de quelques mètres de viande sèche[1]. Je pus, en renversant les rôles, offrir un repas frugal au singulier amphitryon que le hasard m’avait départi, et qui ne se fit pas prier pour accepter.

— Il me paraît clairement constaté, lui dis-je après que nous eûmes terminé notre modeste collation, qu’il y a de par le monde un certain Remigio Vasquez qui n’est guère de vos amis ; que vous a-t-il donc fait ?

— Rien encore jusqu’à présent, et je ne tirais aujourd’hui sur lui, c’est-à-dire sur vous, que purement par précaution, et pour l’empêcher de me nuire.

Puis Florencio Planillas (ainsi s’appelait mon hôte) entra dans de longs détails sur ses propres affaires. C’était un de ces mineurs obstinés qui ont toute leur vie à lutter contre des illusions toujours nouvelles, et qui, semblables aux joueurs malheureux, se croient constamment à la veille de devenir riches à millions, sans que jamais les rudes leçons de l’expérience puissent avoir raison de leur aveugle entêtement. Son histoire était celle de beaucoup d’autres. Jadis propriétaire principal d’une riche mine d’argent, puis d’une hacienda de beneficio florissante, il avait vu le filon tomber en borrasca[2], et le manque de capitaux l’avait forcé de suspendre les opérations de ses ateliers métallurgiques. Suivant les usages du Mexique en matière de prescription, l’usine ainsi abandonnée pouvait devenir la propriété de celui qui dénoncerait la détresse de l’exploitant. Cette dénonciation, suspendue sur la tête de Florencio Planillas, était pour lui une perpétuelle menace qui troublait ses jours et ses nuits. Son esprit inquiet voyait partout un rival prêt à le dépouiller, quand un inconnu était venu l’avertir qu’un individu nommé Remigio Vasquez était arrivé la veille à Guanajuato avec l’intention avouée de profiter de la suspension des travaux de l’usine pour se la faire adjuger. C’était un rude coup pour Florencio Planillas que d’être dépossédé d’une propriété qui l’avait enrichi dans le passé et lui

  1. Dans certaines parties du Mexique, la viande de boucherie est découpée en lanières, séchée au soleil et débitée à la mesure, comme le ruban, la corde ou la toile.
  2. Borrasca est le terme consacré dans les mines pour exprimer le moment où les travaux deviennent stériles.