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loin la plaine ; le vent de la nuit déchirait de temps à autre ces vapeurs mobiles, et on pouvait voir le sol couvert d’un blanc manteau de givre. A quelques pas de nous, mais voilée par la brume, nous apparut bientôt une lueur douteuse qui brillait comme une étoile près de s’éteindre ; c’était le foyer abandonné du gentilhomme biscayen. Nos chevaux fendaient impétueusement le brouillard, que leurs naseaux aspiraient et vomissaient en tourbillons pressés. Bien que partageant l’impatience fiévreuse de mes deux compagnons, je ne pouvais me défendre d’une certaine émotion en comparant l’avenir incertain vers lequel ils s’élançaient en aveugles à ces vapeurs épaisses qui dérobaient à nos yeux l’horizon et la route. Nous ne tardâmes pas à mettre une large distance entre nous et la venta. Nous ralentîmes alors le pas, une lueur grisâtre commençait à éclairer les objets autour de nous ; à l’est, et derrière les collines encore couvertes de brume, une raie blanche signalait l’aube.

— Arrêtons-nous ici un instant, dis-je au Biscayen, et laissons souffler nos chevaux pendant que je vais mettre pied à terre pour écouter si l’on ne nous poursuit pas.

Nous avions franchi à peu près huit lieues dans le plus profond silence, car le cas était de ceux où le cœur trop plein impose un frein sévère à la bouche. L’oreille collée sur le sol, j’écoutai avec anxiété si quelque pulsation souterraine n’indiquait pas un galop lointain de cavaliers : nul bruit, nul écho ne s’éveillait sous terre, et la plaine devait être déserte dans un large rayon autour de nous. Je sentis alors la tranquillité succéder chez moi à l’agitation d’une longue course ; je m’assis sur l’herbe et j’engageai mes compagnons à m’imiter. Ce moment de sécurité passagère fit éclater chez eux l’explosion des sentimens que cette fuite à toute bride avait comprimés pendant de trop longues heures. Comme le givre qui disparaissait à vue d’œil à mesure que les premières teintes du soleil venaient rougir l’herbe de la plaine, l’inquiétude faisait place dans leurs cœurs à la confiance et à l’exaltation joyeuse qu’y versaient à la fois l’air du matin, la jeunesse et la passion. A peine la jeune femme eut-elle touché la terre, qu’obéissant à l’irrésistible impulsion de sa nature américaine, oublieuse du monde entier, elle enlaça d’une fougueuse étreinte celui qui le remplaçait pour elle. Le front mélancolique et flétri de l’Espagnol sembla pour un moment resplendir, rayonner sous ces caresses passionnées ; puis, soit faiblesse, soit émotion trop vive, je le vis pâlir, chanceler et fermer les yeux. Doña Luz poussa un cri déchirant.

— Soyez sans crainte, lui dis-je, le bonheur ne tue pas.

Je déposai doucement sur l’herbe don Jaime toujours immobile, et doña Luz, s’agenouillant près de lui, le couvrit de larmes et de baisers. Un si doux remède eut promptement rappelé à la vie le jeune Biscayen.