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une des chambres de l’hacienda, quand un nouveau voyageur entra dans la cour. C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, grand et bien fait. Quoique vêtu pauvrement, le nouveau-venu portait avec grace ses habits délabrés, et une fine moustache noire, assez fièrement retroussée, rehaussait encore sa bonne mine. Sa physionomie, à la fois triste et hautaine, se distinguait par une singulière expression de finesse et de douceur : Une petite mandoline était suspendue en sautoir à son cou, et au pommeau de sa selle se balançait une rapière fort rouillée. Le cheval maigre qu’il montait était suivi d’un autre en laisse, tout sellé et tout bridé. Je sentis naître en moi tout d’abord un sentiment d’affectueuse sympathie à la vue de ce jeune et mélancolique visage. L’aspect famélique des chevaux et du cavalier racontait énergiquement en effet bien des privations supportées en commun, toute une suite lamentable de courses sans provende, de nuits sans sommeil et de journées sans pain. Comme les autres voyageurs, le jeune cavalier appela le huesped ; mais, au lieu de s’adresser à lui à haute voix, il s’inclina sur sa selle et lui parla bas à l’oreille. Le huesped, pour toute réponse, secoua négativement la tête ; un nuage passa sur le front de l’inconnu, qui rougit légèrement, jeta sur le coche dételé un triste et long regard, regagna la porte d’entrée et sortit de l’hacienda.

Il était temps cependant d’oublier les affaires des autres pour réfléchir aux miennes. La joie de Cecilio, en apprenant que les deux chevaux de nos voyageurs étaient dans l’écurie de l’auberge, se changea en un désespoir concentré quand je lui eus fait part de ma résolution. Comme je ne pouvais interroger successivement soixante voyageurs, je lui donnai l’ordre de seller nos chevaux à minuit et de se mettre en faction dans la cour et à la porte de sortie. De cette façon, aucun voyageur ne pourrait à aucune heure de la nuit se remettre en route sans qu’il le sût. Ce point une fois réglé, je laissai Cecilio livré aux réflexions mélancoliques que lui inspirait la perspective d’une nuit passée à la belle étoile, et je m’acheminai vers la cuisine de l’auberge, qui, selon l’usage, servait aux voyageurs de salle à manger.

Dans la vaste cuisine de l’hacienda, des voyageurs de toute classe, commerçans, militaires, arrieros et domestiques, étaient disséminés autour des diverses tables dressées du côté opposé aux fourneaux. Je m’attablai comme les autres, et, tout en mangeant, je prêtai l’oreille à ce qui se disait autour de moi. Je n’accordai cependant qu’une attention assez distraite aux conversations, qui n’avaient pour objet, comme d’habitude, que des histoires de voleurs, d’orages, de torrens débordés, thèmes de prédilection des voyageurs. Fatigué de n’entendre rien qui eût trait à ce que je brûlais d’apprendre, j’interrogeai l’hôtesse à haute voix sur les voyageurs à qui devaient appartenir les deux chevaux que j’avais remarqués dans l’écurie. Je fus plus heureux d’abord que je ne