Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/1003

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’attaque projetée, vers le déclin du jour, le roi, se promenant à cheval le long du Duero, aperçut, dans une île du fleuve dont les assiégés étaient encore maîtres, son frère don Fadrique accompagné de cinq ou six gentilshommes. Les deux troupes se reconnurent. Aussitôt Juan de Hinestrosa, poussant son cheval jusqu’au bord de l’eau, appela le maître de Saint-Jacques et le conjura de s’avancer pour écouter ce qu’il avait à lui dire. La rivière n’était pas assez large pour qu’il ne fût facile de se parler d’une rive à l’autre. — « Sire Maître, dit Hinestrosa, quand feu roi don Alphonse votre père, à qui Dieu fasse miséricorde, ordonna votre maison, avant que vous fussiez maître de Saint-Jacques, il vous donna pour vassaux chevaliers et écuyers. Je fus du nombre, et de vous j’obtins maintes faveurs. Aussi, hormis ce qui touche le service du roi, mon seigneur, Dieu m’est témoin qu’il n’y a homme du monde à qui je me tienne plus obligé qu’à vous. Pour vous témoigner ma reconnaissance, il n’est rien que je ne fisse, sauf manquer à la loyauté due au roi votre frère. Vous êtes en grand péril. Devant ces chevaliers qui vous accompagnent, je vous adjure de suivre mon conseil, afin que, si vous n’en faites cas, personne ne puisse dire que j’ai contribué à votre perte. Désormais je suis quitte envers vous, et j’ai rempli le devoir qui me touchait comme ayant été autrefois votre vassal. »

Fort troublé de ces paroles mystérieuses auxquelles la haute faveur de Hinestrosa donnait encore plus de poids, le Maître répondit aussitôt « Juan Fernandez, je vous ai toujours tenu pour bon chevalier, et tant que vous fûtes à moi, vous m’avez toujours loyalement servi. Mais quel conseil me donnez-vous là ? Puis-je abandonner madame la reine qui s’est mise sous ma protection, ma sœur doña Juana, la femme de mon frère don Henri, et tant de bons chevaliers et écuyers qui sont dans la ville ? Sans eux, je ne saurais traiter ; mais votre devoir à vous, Hinestrosa, serait de représenter à votre seigneur combien il importe à son service de recevoir en sa grace et merci la reine et les gens de bien qui sont auprès d’elle. — Sire Maître, répliqua Hinestrosa, je fais mon devoir. Tenez-vous pour averti que, si à l’heure même vous ne criez merci au roi, vous êtes en danger de mort. Je n’en puis dire davantage ; mais je prends à témoin tous ceux qui m’entendent ! » Don Fadrique, de plus en plus effrayé, lui demanda s’il pouvait l’assurer que le roi lui ferait merci. Alors don Pèdre, d’une voix forte : « Mon frère, s’écria-t-il, Hinestrosa vous conseille en prud’homme. Mettez-vous à merci, et je pardonne à vous et aux chevaliers qui sont dans l’île avec vous. Mais point de retard ! venez sur-le-champ ! » Don Fadrique n’hésita plus, et, traversant la rivière, vint se jeter aux genoux du roi et lui baisa la main[1].

Du haut des remparts de Toro, une foule d’habitans suivait de l’œil

  1. Ayala, p. 203 et suiv.