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— Tu ne te doutes pas de ce qu’on peut avoir mis sur ce papier ? demanda-t-il.

— On n’a rien dit, et, chez les Guéharrée, personne ne connaissait l’homme qui l’a remis.

— Alors il faudrait lire.

— C’est clair, dit Mélette en riant ; mais ni toi ni moi nous n’avons les lunettes qu’il faut pour ça, tandis que Godeau assure qu’il lit l’écriture aussi couramment que la moulée. Eh ! Dominus vobiscum, viens nous prouver que tout peut servir, même un savant. Il y a ici un billet qui te demande.

Godeau se présenta avec la superbe nonchalance qui lui était ordinaire ; il s’informa de l’origine de la lettre, la regarda assez de temps pour l’épeler, et finit par déclarer qu’elle était dépourvue de sens et qu’on avait sans doute voulu s’amuser à leurs dépens. Miélette supposa que ce devait être un stratagème des bleus, qui, en adressant un billet à Jean, pouvaient faire surveiller le messager et découvrir sa retraite. On mit en conséquence des vedettes à tous les coins du bois ; mais les républicains ne parurent pas, et Jambe-d’Argent, qui arriva le soir, assura que tous les cantonnemens étaient tranquilles. Trois jours s’écoulèrent sans que l’on reçût aucun avertissement. Jean Chouan, qui ne pouvait comprendre un si long retard, ne mangeait plus, ni ne dormait. Enfin, la quatrième nuit, il partit pour Saint-Ouën, où il espérait apprendre quelque nouvelle ; mais il revint presque aussitôt courant et hors de lui.

— Où est Godeau ! cria-t-il ; appelez Godeau, amenez ici Godeau.

Celui-ci arriva ; Jean courut à lui et le saisit à la gorge.

— C’est toi qui m’as lu cette lettre, dit-il en montrant le papier envoyé de Lorière.

— Oui ? réplique Godeau troublé.

— Et tu m’as assuré qu’elle ne disait rien.

— Je n’ai… rien vu…

— Eh bien ! c’était l’avertissement d’être au bois de l’Aulne ! Alors M. de Talmont est passé, interrompit Miélette saisi.

— Il y a trois jours.

— Et il est jugé ?

— Il est mort.

Les chouans se regardèrent consternés, mais Jean continuait à secouer Godeau avec rage.

— Il est mort, entends-tu bien, criait-il, et c’est toi qui nous as empêchés de le sauver. Il n’y avait plus que lui qui pouvait réunir les mainiaux ; maintenant tout le monde voudra être maître ; les royalistes sont perdus, et c’est toi qui en es la cause ! Mais, aussi vrai que je suis chrétien, tu n’en profiteras pas.