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que les grandes qualités ne sont pas en baisse ? On ne voit de tous côtés que défaillances dans les caractères, et, par une contradiction qui fait sourire le moraliste, la vanité exorbitante s’allie on ne peut mieux avec le manque continuel de respect envers soi-même. Cela ne se comprend guère, qu’on se prise si fort et qu’on se respecte si peu ; cela se voit pourtant. Tous les principes vacillent, les consciences s’élargissent, les ames perdent de plus en plus de leur virilité. De qui donc aujourd’hui l’historien de Duguesclin, Claude Mesnard, pourrait-il dire : « C’est une ame forte, nourrie dans le fer ? » S’il demandait des ames faibles, nourries dans l’or, à la bonne heure !

Comment en sommes-nous venus là ? Plusieurs causes nous y ont poussés sans doute, mais la littérature contemporaine y est pour sa bonne part. Qu’elle ne cherche pas à le nier, sa complicité est trop bien établie ; qu’elle cherche plutôt à réparer le mal qu’elle a fait à la société et à elle-même. Trouverait-elle par hasard que ce mal n’est pas assez grand encore ? Qui oserait le soutenir ? Le goût de l’horrible a été poussé si loin, que lorsqu’un crime effroyable vient nous épouvanter, il semble que c’est la réalité qui répond à l’imagination : n’est-ce pas tout dire ? Tout le monde sent que nous touchons aux limites extrêmes il n’y a, dès aujourd’hui, qu’une réaction qui puisse nous sauver d’une décadence, et cette réaction ne peut s’opérer que par un grand mouvement critique, analogue à l’éloquente levée de principes qui eut lieu, au commencement du siècle, sous l’inspiration de M. de Châteaubriand, Teucro duce, et à la renaissance qui eut lieu dans les dernières années de la restauration : ce sont là les deux dates glorieuses de notre émancipation littéraire.

Quand le siècle s’ouvrit et que M. de Châteaubriand inaugura une poésie nouvelle, il indiqua dès le premier jour, et comme du seuil, la mission littéraire de la France moderne. Cette mission, reconnaissons-le avec bonheur, s’est accomplie à travers beaucoup de vicissitudes et d’obstacles, et des œuvres originales, dans toutes les branches de la pensée, ont été produites en assez grand nombre pour que le XIXe siècle ait une belle place dans l’avenir. Le grand principe de la liberté dans l’art ne trompa point notre attente, et il porta d’abord de beaux fruits ; mais ce ne fut que sous la restauration qu’il apparut avec toute sa puissance, lorsque toute une génération ardente et studieuse l’inscrivit fièrement sur son drapeau. On comprit alors ce que, sous cette influence, pouvaient devenir la poésie, le théâtre et le roman. Tout s’éleva et s’agrandit, et l’on donna pour perspective à notre littérature tous les horizons des littératures de l’Europe. Il y a vingt ans de cela, et vingt ans sont une grande période dans l’histoire littéraire. Au bout de vingt ans, tout ce qui n’était empreint que d’un faux éclat a déteint, tout ce qui ne rayonnait que d’une fausse jeunesse a vieilli. Les