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est si fatigante, et qui est comme une pirouette éternelle sur la même planche et sur le même pied. Mais que d’éclat et de pénétration dans tout ce qu’il a écrit d’un genre un peu élevé ! Malheureusement ce brillant esprit manqua de volonté et de conduite ; il se dissipa, il se gaspilla, et l’on dirait un écrivain de notre temps. La Harpe, au contraire, sut toujours ramasser ses forces, et son Cours de Littérature a été trop diminué, comme le disait dernièrement un maître, M. de Rémusat, Sans doute La Harpe est léger d’érudition ; il parle des hautes sources sur la foi d’autrui, et on ne l’eût pas embrassé pour l’amour du grec. Il ignore le moyen-âge, et ne sait que médiocrement le XVIe siècle. Il a de la morgue, il est tranchant, il est souvent très injuste ; il a des admirations et des haines de parti pris ; ainsi il trouve admirable ce vers prétentieux

On para mes chagrins de l’éclat des grandeurs,


parce qu’il est de Voltaire, et il trouve ridicule ce beau vers :

Fouetter d’un vers sanglant ces grands hommes d’un jour,


parce qu’il est de Gilbert. Eh bien ! malgré tout cela, La Harpe est un juge littéraire d’une haute compétence, un arbiter elegantiarum comme il y en a peu. Il a rendu au goût des services signalés, il a mis beaucoup de vanités à leur place, car il avait le courage de son opinion, et, si tous les mauvais écrivains qu’il a frappés en plein cœur étaient venus à sa porte en découvrant leurs blessures, cela eût ressemblé à une ambulance.

Avec La Harpe aurait dû finir la critique du XVIIIe siècle. Le temps avait marché, et l’on se trouvait en présence d’une société nouvelle. La critique devait donc se rajeunir, et elle ne le fit pas. Elle eut grand tort, car elle devint étroite, mesquine, sans points de vue. Elle contracta les défauts ordinaires de la vieillesse, idolâtre du passé, et presque toujours, malgré qu’elle en ait, ennemie de l’avenir, qu’elle ne doit point voir. Elle s’enferma dans la tradition comme dans une forteresse, et, ne voulant pas faire un pas au dehors, elle se contentait de regarder par les meurtrières. Au lieu d’être en éveil, de prêter l’oreille à tous les bruits précurseurs de l’avenir, et d’encourager toutes les tentatives d’une audace heureuse, elle s’obstina à combattre tout ce qui lui paraissait nouveau, elle eut horreur de l’originalité, et se livra, avec une passion digne d’une meilleure cause, à la chasse minutieuse et ridicule des mots. Pour tout dire, la critique descendit alors au rang d’une critique de collége, et les abbés au petit collet affluèrent sur la place. Lorsque parut Atala, n’eut-elle pas, la poétique fille des savanes, à essuyer la colère de cent pédans conjurés ? Comment fit-elle pour échapper aux fureurs sans cesse renaissantes de M. l’abbé Morellet ?