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pas être doué d’une intelligence passablement philosophique ? Pour apprécier à leur valeur les créations des poètes, pour savoir jusqu’à quel point elles sont vraisemblables et réelles, ne faut-il pas être un assez profond moraliste et voir assez clair dans le cœur humain ? Pour comparer les littératures entre elles, pour saisir les points de contact et les différences, ne faut-il pas posséder une sagacité peu commune et une érudition assez vaste ? N’est-ce rien que tout cela ? Et, si l’on ajoute que le critique, avant tout, doit être armé d’un goût sûr et d’une plume excellente, on conviendra que ce n’est pas faire preuve de trop grande médiocrité d’esprit que de réussir dans cette carrière et d’y tenir la campagne avec honneur. Je dis plus, je dis que, pour occuper seulement le second rang en critique, ce n’est pas trop de beaucoup de talent. Quant à être un critique complet, le critique idéal, c’est-à-dire un écrivain qui à la profusion lumineuse de Bayle joindrait le trait ineffaçable de Pascal, c’est plus que du talent, c’est du génie qu’il faudrait, et le génie a toujours été rare ; il l’est même aujourd’hui, quoi qu’on en dise. Peut-être même est-il rare des deux côtés.

L’esprit critique, pris dans l’acception générale, s’applique à tout, et, à côté du domaine de la poésie, son domaine est immense : l’art, l’histoire, la philosophie, la politique, sont des provinces qui relèvent de lui, car, en somme, il n’y a que deux familles d’esprits dans le royaume de la pensée, les observateurs et les inspirés, ceux qui étudient et ceux qui chantent ; mais je ne parle ici que de l’esprit critique appliqué purement aux lettres, et je crois que c’est de celui-là surtout qu’on peut dire qu’il est le produit le plus naturel et le plus franc de notre terroir. Il est toujours alerte, vigoureux, résolu, s’engageant dans les défilés sans s’y égarer, fouillant sous les décombres sans s’y engloutir, et ne se perdant jamais dans les nuages comme son cousin d’Allemagne. Il sait ce qu’il veut et où il va ; en un mot, il est, avant tout, raisonnable. C’est là sa gloire, et elle en vaut bien une autre, car la raison, à part ses qualités solides, ne manque pas de piquant ; le bon sens a des flèches acérées quand il veut, et en France son carquois a toujours été inépuisable. Qu’on ne se méprenne pas, quand je parle du bon sens, qui est notre originalité et notre gloire, je ne fais pas allusion à ces évocations récentes du passé, à ces théories qui, sous prétexte de bon sens, poussent à l’apothéose du lieu commun. Entendons-nous, il y a le grand et le petit bon sens, ce qui est plus vrai que la grande et la petite morale. Or, si le petit bon sens peut souvent être rétrograde, le grand appartient toujours à son époque, quand il ne la devance pas.

Dans toute littérature, la critique n’apparaît qu’après la poésie, elle ne l’annonce pas, elle la suit ; la poésie n’a pas de précurseur, elle naît d’elle-même. Comment les critiques pourraient-ils venir avant les poètes ? On ne peut songer à donner des règles à un art que lorsqu’il