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Tout cela ne veut pas dire qu’il faille négliger les moyens, les procédés, l’habileté matérielle, l’exactitude physique ; les manifestations du beau caché doivent se soumettre à la règle des formes sensibles seulement que l’artiste à travers les peintures de la vie ou du monde matériel poursuive son rêve idéal, pense au ciel en peignant la terre, et à Dieu en peignant l’homme ; sans quoi ses ouvrages, quelque curieuse qu’en soit l’exécution, n’auront pas ce caractère général, éternel, immuable, qui donne la consécration aux chefs-d’œuvre : il leur manquera la vie.

Le défaut du livre de M. Töpffer, c’est d’être à la fois trop grave et trop frivole : trop grave, si c’est une fantaisie à la manière du Voyage sentimental ou du Voyage autour de ma chambre ; trop frivole, si c’est un traité sérieux où la question du beau soit considérée d’une façon purement esthétique. Dans le premier volume, la part du caprice, de l’humour et des digressions à la manière de Sterne, est beaucoup plus large que dans le second volume, où la philosophie domine presque exclusivement. De l’encre de Chine, il n’en est plus fait mention. On renvoie le baudet à l’écurie après les utiles services qu’il a rendus. Nous avouons que son absence se fait désagréablement sentir. Cet âne, avec sa mine honnête et pacifique, son œil rêveur, ses oreilles inquiètes et son pelage « rousset, » intervenait à propos entre deux chapitres par trop ardus. L’auteur sent lui-même ce vide, et, pour le remplir, il va, dans un des plus jolis paragraphes de son livre, causer sur le haut d’une colline avec deux hommes qui équarrissent une poutre et dont on voit du pied du coteau se dessiner la silhouette sur le ciel. Leurs coups frappés en cadence font tomber les copeaux sur un rhythme que l’oreille écoute non sans charme. Une femme leur apporte leur modeste repas, et l’auteur, assis sur une des poutres, tout en devisant avec eux, regarde les bruines que le vent fait courir sur les bois, le pâle rayon qui éclaire les cimes dorées, et au fond, dans la plaine sombre, les roseaux jaunissans et les claques d’eau miroitantes du marécage. Ce petit tableau est tracé de main de maître, et, pour notre part, nous le préférons à bien des chapitres d’esthétique. En quelques touches, le peintre fait deviner les lointains, indique les espaces intermédiaires, et accuse les premiers plans avec force et relief. Un rayon de soleil glisse à travers les nuages, dont les flancs déchirés laissent tomber des hachures de pluie, comme les flèches d’un carquois qui se renverse sur les bois qui moutonnent à l’horizon. Quels jolis tons saumon-clair ont les poutres travaillées fraîchement, et comme cette nuance chaude et vivace, qui ressemble à de la chair, fait valoir les gris de perle du ciel et les vapeurs bleutées des fonds ! Enfin le soir vient, le brouillard développe ses ouates, et l’on entend sur l’âpre chemin de la colline grincer l’essieu du chariot estompé par la brume.