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et de marcher librement à la recherche esthétique du beau, tout en blâmant Voltaire de faire servir sa poésie à ses projets et à ses plans particuliers, il ne s’aperçoit pas qu’il fait l’éloge de la doctrine qu’il déclare insensée. L’art pour l’art signifie, pour les adeptes, un travail dégagé de toute préoccupation autre que celle du beau en lui-même. Quand Shakespeare écrit Othello, il n’a d’autre but que de montrer l’homme en proie à la jalousie ; quand Voltaire fait Mahomet, outre l’intention de dessiner la figure du prophète, il a celle de démontrer en général les inconvéniens du fanatisme et en particulier les vices des prêtres catholiques ou chrétiens de son temps : sa tragédie souffre de l’introduction de cet élément hétérogène, et, pour atteindre l’effet philosophique, il manque l’effet esthétique du beau absolu. Quoique Othello ne sape pas le moindre petit préjugé, il s’élève de cent coudées au-dessus du Mahomet, malgré les tirades encyclopédiques de celui-ci.

Le programme de l’école moderne, que M. Töpffer attaque en plusieurs rencontres au point de vue étroit de Genève, est de rechercher la beauté pour elle-même avec une impartialité complète, un désintéressement parfait, sans demander le succès à des allusions ou à des tendances étrangères au sujet traité, et nous croyons que c’est là assurément la manière la plus élevée et la plus philosophique d’envisager l’art.

La grande erreur des adversaires de la doctrine de l’art pour l’art et de M. Töpffer en particulier, c’est de croire que la forme peut être indépendante de l’idée ; la forme ne peut se produire sans idée, et l’idée sans forme. L’ame a besoin du corps, le corps a besoin de l’ame ; un squelette est aussi laid qu’un monceau de chair qu’une armature ne soutient pas. La comparaison de M. Töpffer d’un beau vase bien ciselé, qui ne contient qu’une liqueur médiocre, n’est pas heureuse. Une buire d’argent de Benvenuto Cellini, où des anges sortent du calice des lotus et s’embrassent à l’ombre de leurs ailes dans les enroulemens des anses, ne contînt-elle que du vin de Surêne ou d’Argenteuil, vaut mieux qu’une bouteille de verre à long goulot et à long bouchon remplie de vin de Bordeaux, grand Lafitte et retour de l’Inde. L’on sera de cet avis, à moins d’être un sommelier ou un gourmet dégustateur. Les formes de l’art ne sont pas des papillotes destinées à envelopper des dragées plus ou moins amères de morale et de philosophie, et leur chercher une utilité autre que la beauté, c’est montrer un esprit fermé à tous les souffles supérieurs et incapable de vues générales. M. Töpffer lui-même désavoue de semblables tendances, qui amèneraient à mettre au-dessus de tout les quatrains de Pibrac et les sentences du conseiller Matthieu.

Est-ce à dire pour cela que l’art doive se renfermer dans un indifférentisme de parti pris, dans un détachement glacial de toute chose vivace et contemporaine pour n’admirer, Narcisse idéal, que sa propre