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Le beau existe-t-il en lui-même ou relativement ? Une fleur est-elle belle par sa virtualité propre ou seulement parce qu’elle nous paraît ainsi ? La qualité esthétique des choses, au point de vue du beau, est, selon Kant, toute subjective, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas réellement belles, mais qu’elles nous apparaissent belles en vertu des lois de notre esprit. Certes, c’est une noble et grande idée que celle qui fait résulter le beau de la conformité des intelligences humaines et lui assure un caractère universel, immuable ; mais un principe ainsi posé ne conduit-il pas à nier la réalité, quand on la voit réduite à de simples apparences ? Cet idéalisme effréné ne supprime-t-il pas trop décidément le monde matériel ? Autre question : Le beau de l’art est-il le beau de la nature ? Ce chêne fait-il aussi bien dans la forêt que dans le tableau ? Souvent il fait mieux dans le tableau, car dans la forêt on ne le remarque guère ; ce n’est pas tout pourtant : voici un chêne superbe, vigoureux, puissamment feuillu, digne de Dodone et des bois druidiques ; en voilà un autre au tronc contrefait et crevassé, à la tête découronnée par la foudre, aux branches rompues et semblables à des moignons, un chêne ragot, comme dit M. Töpffer ; eh bien ! s’il est reproduit par un pinceau habile, il sera préféré au premier par plus d’un amateur. Cependant la beauté d’un chêne est-elle d’être déjeté, fendu, plein de coudes et de rugosités difformes, à moitié chauve ou coiffé d’un feuillage lacéré et roussi ? Certes, rien n’est plus éloigné de l’idée d’un bel arbre que de semblables traits : le peintre, par un dessin énergique, un style farouche, une touche âpre, fera exprimer à cette bûche contournée des pensées de vieillesse, de majesté, de solitude et de mélancolie. S’il veut effrayer, il saura donner au tronc un vague profil humain, une attitude de fantôme ; avec tous les élémens de la difformité, il arrivera au beau par le pittoresque et le caractère. C’est ainsi que d’affreuses peintures de l’Espagnolet, représentant des martyrs éventrés ou des gueux en haillons, sont aussi belles et plus belles que des toiles du Guide ou de l’Albane, oui la mythologie rit en sujets gracieux, et où l’on ne voit que femmes de neige dans des prés d’émeraude, qu’amours roses dans des ciels d’outremer ; c’est ainsi que des vers de Virgile, décrivant une épizootie et la mort d’un taureau qui vomit des flots de sang noir mêlés de sanie et d’écume, ont toute la beauté que l’art réclame, et valent la fraîche et verdoyante poésie de Tempé ou de Galatée s’enfuyant vers les saules.

Ceci nous conduit tout droit à la fameuse formule de l’art pour l’art que M. Töpffer n’a nullement entendue et qu’il déclare absurde. « L’art pour l’art, s’écrie-t-il tout-à-fait indigné, c’est comme si l’on disait : La forme pour la forme, le moyen pour le moyen. » Dans cette doctrine bien comprise, tous sujets sont indifférens et ne valent que par l’idéal, le sentiment et le style que chaque artiste y apporte. Lorsque plus loin M. Töpffer loue Shakespeare et Molière d’être à la fois objectifs et subjectifs