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un chardon ou une bardane, il faisait quelquefois trente ou quarante cartons. Dans les derniers temps de sa vie, il travaillait à un tableau représentant dans un fond de paysage, d’après la fable de La Fontaine, Perrette et le pot au lait. Pour arriver à rendre le lait répandu aux pieds de la fillette éplorée, que de cruches il versa sur la terre dans la cour de sa petite maison de l’avenue Sainte-Marie ! Quand il se portait encore bien, il faisait bâtir devant le pommier, le pan de mur ou la plante qu’il voulait rendre, une hutte de feuillage ou de paille où il travaillait des mois entiers, usant à ce minutieux labeur de pygmée l’audace et le génie d’un titan, car l’idée de de Laberge était tout bonnement de se substituer à la nature ; il voulait, avec la largeur d’aspect, avoir l’infini des détails, produire l’effet de loin et de près, réaliser la vérité absolue. La perspective devait se produire par le recul du spectateur et non par des sacrifices de la part de l’artiste. S’il peignait un toit de masure, à six pas le toit seul était perceptible, à un pied chaque tuile avait sa physionomie particulière, sa nuance spéciale, sa fêlure, son angle écorné, sa lèpre de mousse. Sa vue prodigieuse le servait dans ce travail d’horloger suisse et de Prométhée dérobant le feu du ciel. Lorsque les progrès de la maladie l’empêchèrent de sortir, il fit scier dans les forêts des arbres qu’on apportait à son atelier. Son dernier effort fut une toile grande comme les deux mains et représentant sur le revers d’un fossé un mouton gardé par une vieille femme accroupie. Les plus précieux hollandais sont des Vanloo à côté de cela. Certes, si jamais homme a été bien doué pour la peinture, ce fut de Laberge. — Nous avons vu de lui un ou deux portraits qui ne le cèdent en rien à ceux d’Holbein. — Mais, égaré par un système faux, quoique ayant toutes les apparences de la vérité, il ferma son microcosme et peignit d’après le modèle extérieur et non d’après le modèle intérieur ; il repoussa l’intuition, la déduction, le souvenir, et n’admit que l’imitation immédiate. D’artiste il se fit miroir. Chose étrange ! malgré ce scrupule inoui, cette fidélité prodigieuse, ses paysages absolument vrais ne le paraissaient pas plus que ceux de Jules Dupré, de Cabat, de Flers, où l’effet remplace la réalité, car ces artistes à la vérité relative joignent leur intelligence et leur sentiment, et ce qui manque dans l’exactitude du détail est largement compensé par la sincérité de l’ensemble.

L’imitation seule de la nature, comme l’a prouvé l’exemple de ce pauvre de Laberge, perdu dans cette voie qui pourtant semble ne pas offrir de péril, ne doit donc pas être le but de l’artiste. Alors quel sera ce but ? Le beau ? Mais qu’est-ce que le beau ? C’est là une question très complexe, très abstruse, très difficile, et sur laquelle on écrirait des volumes sans en être beaucoup plus avancé. Sucette question n’est pas déjà fort claire lorsqu’il s’agit du beau littéraire, elle l’est encore moins lorsqu’il s’agit du beau plastique. Pourtant ce ne sont pas les définitions qui manquent.