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lâche complaisance le caractérise suffisamment. Le papier ne parle donc en rien au cœur. On ne peut l’aimer. Pour notre compte, nous allons plus loin que M. Töpffer, nous sentons pour lui l’aversion la plus prononcée. Quoi de plus funèbre qu’une grande page blanche, morne, glacée, posée sinistrement sur un pupitre, et qu’il faut remplir d’un bout à l’autre de caractères menus ! A cet aspect, le frisson saisit les plus intrépides, et l’on se sent triste jusqu’à la mort. Le papier à dessin ne renferme pas, il est vrai, dans ses steppes neigeuses autant de mélancolie que le papier à écrire.

Arrivé là, M. Töpffer prend pour thème de ses démonstrations un âne dans un pré ; nous partageons le goût du peintre genevois pour l’âne. Le sien est un âne suisse aimablement rustique, « rousset » de pelage, stoïcien de caractère, quoique épicurien dans la pratique, lorsque l’occasion d’une feuille de chou ou d’un chardon se présente ; serviable, mais non servile, et prouvant au besoin son indépendance dans le passage des ruisseaux. Nous qui avons vécu familièrement avec l’âne espagnol, tout fier d’avoir porté Sancho Panza, tout historié de pompons, de plumets et de grelots, honoré presque autant que le cheval, admis à la même mangeoire, ami de la famille, et recevant sur son poil brillant et soyeux les tapes amicales des jolies señoras, nous qui l’avons vu cheminer triomphant et superbe sur les étroites corniches des sierras, parmi les mules aux couvertures bigarrées et les chevaux andaloux, ses pairs et compagnons, nous trouverons peut-être l’âne de M. Töpffer un peu pelé, un peu pauvre, un peu mesquin ; mais, tel qu’il est, il a encore son charme. Ses oreilles énervées penchent avec une certaine mélancolie, son œil est rêveur, et ce poil blanc sous le ventre produit un excellent effet.

M. Töpffer se place devant cet honnête quadrupède, et il en obtient une première image à l’aide d’un simple linéament. A peine avons-nous commencé, que nous voilà en pleine fausseté. Le début de l’art est un mensonge, car dans la nature il n’y a pas de lignes. Les contours s’enveloppent les uns dans les autres, le trait n’existe pas, et cependant comment limiter la place qu’un objet occupe, au milieu de l’espace, sans cet utile auxiliaire ? Avec une simple ligne tirée de l’échine à la tête, nous découpons la silhouette de notre âne dans tous ses détails : voilà les oreilles et la queue ; bien que les yeux et les naseaux ne soient pas désignés, personne, pas même un enfant de trois ans, ne méconnaîtra un baudet dans ce tracé élémentaire ; quelques traits intérieurs indiqueront ces détails ainsi que les saillies des côtes et des muscles donnant un profil quelconque. Ceci est le premier pas de l’art : ensuite, en teintant d’encre plus ou moins chargée les portions que n’éclaire pas le soleil, on obtient le modelé, le relief, la forme, il ne reste plus que la couleur à mettre, et la ressemblance sera complète : vous aurez un âne qui,