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seize kilomètres de la capitale. Cette fête, pour laquelle Mexico est déserté pendant trois jours, réunit l’élite des joueurs mexicains, et quiconque n’y joue pas y est mal vu. J’avais donc suivi l’exemple que me donnaient les nombreux promeneurs attirés à San-Agustin, et je m’étais assis à une table de jeu. J’avais pour vis-à-vis un franciscain d’une taille athlétique, et je n’oublierai jamais sa figure basanée, son regard perçant, son front rasé couronné de cheveux crépus comme la crinière d’un bison. C’était un vrai soudard sous la robe d’un moine. Victime d’une veine obstinément contraire, je ne pus m’arrêter long-temps parmi les joueurs, et je me levai après avoir vu mon dernier enjeu disparaître dans la poche du moine. J’errai quelques instans dans les rues du village, poursuivi de tous côtés par le tintement des quadruples et des piastres, puis je remontai à cheval et je repris fort mélancoliquement le chemin de Mexico ; mais à peine étais-je à moitié de la route, que je m’arrêtai fort embarrassé. Une barrière de péage s’élève à mi-chemin entre Mexico et San-Agustin. Or, près d’arriver à cette barrière, je venais de m’apercevoir que je n’avais plus en poche le réal nécessaire pour acquitter les droits. Voulant me donner le temps de réfléchir, je mis mon cheval au pas, mais la fatale barrière se rapprochait de plus en plus. Au moment où je m’apprêtais à rebrousser chemin, le hasard fit paraître derrière moi le franciscain qui venait de vider ma bourse. L’heureux joueur m’adressa quelques paroles de politesse auxquelles je répondis de la façon la plus courtoise. Il m’offrit de m’accompagner à Mexico, et le secret espoir de passer la barrière aux dépens du franciscain fut pour quelque chose, je dois l’avouer, dans l’empressement avec lequel j’acceptai cette offre. Je crus en même temps devoir féliciter mon compagnon sur son heureuse veine. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre aussitôt s’écrier en soupirant :

— Hélas ! j’ai tout laissé là-bas, je n’ai rien, plus rien que des dettes. Et même, s’il faut tout vous dire, je compte sur vous pour payer mon passage à la barrière !

Le moine me donnait l’exemple de la franchise, je lui avouai donc sans hésiter que j’allais lui demander précisément le même service. Le franciscain partit alors d’un éclat de rire de si bon aloi, que, malgré ma déconvenue, je me laissai gagner un moment par cette folle gaieté, et ne repris qu’assez péniblement mon sérieux. Enfin, nous pûmes tenir conseil. Les expédiens les plus bouffons furent tour à tour proposés et rejetés. Après une assez longue délibération, il fut décidé qu’on franchirait la barrière au galop sans payer. — La première fois que nous repasserons, nous paierons double, dit le moine. Ce cas de conscience ainsi réglé, il piqua des deux ; je le suivis, et bientôt nous eûmes laissé derrière nous les gardiens du passage, auxquels un épais nuage de poussière dérobait nos chevaux lancés à fond de train. On