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C’est une des manies de notre temps, sous prétexte qu’on écrit pour les masses, que d’imprimer à tout un caractère déclamatoire et passionné. Cette emphase est ce qu’il y a de plus contraire à la saine et sérieuse littérature. Heureusement de temps à autre ces mauvaises tendances sont combattues par des productions d’un ordre élevé et sévère, parmi lesquelles il faut mettre au premier rang le septième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire. M. Thiers soutient avec éclat et courage la difficile et rude épreuve d’une publicité intermittente. Il est vrai qu’à chaque volume il a de si grandes choses à nous dérouler, que bientôt il a reconquis et de nouveau subjugué son lecteur. Iéna, la bataille d’Eylau, la victoire décisive de Friedland, le traité de Tilsitt, nous conduisent à travers de prodigieux efforts d’héroïsme militaire à la cime de l’époque impériale. Désormais il nous faudra descendre du faite de tant de puissance, d’abord avec une lenteur insensible, puis avec une rapidité douloureuse. Cette période si brillante nous montre dans Napoléon non-seulement un tacticien supérieur et le premier homme de guerre de son siècle qui n’eût pas encore essuyé le moindre revers, mais le plus vigilant et le plus ingénieux des administrateurs. « Napoléon, dit M. Thiers, à son expérience profonde de l’organisation des troupes joignait une connaissance personnelle de son armée vraiment extraordinaire. Il savait la résidence, l’état, la force de tous les régimens. Il savait ce qui manquait à chacun d’eux, en hommes ou en matériel ; et s’ils avaient laissé quelque part un détachement qui les affaiblit, il savait où le retrouver. » C’est cette grande armée, si bien connue dans tous ses détails, si forte, si aguerrie au lendemain d’Austerlitz, que Napoléon met en mouvement contre la Prusse, et avec laquelle il prend en Pologne ses quartiers d’hiver, après avoir frappé le grand coup d’Iéna. De ces quartiers d’hiver il écrivait au ministre Fouché qu’il avait de quoi nourrir l’armée pendant plus d’un an. Après la bataille d’Eylau, en attendant que le retour de la belle saison lui permît le triomphe de Friedland, Napoléon, à Finkenstein, s’occupait de tous les détails du gouvernement de l’empire. Les séances de l’Académie, l’Opéra, la maison d’Ecouen, attiraient son attention. Il ne voulait d’exagération dans aucun genre ; il réprimandait les journalistes qui, au lieu d’attaquer les excès du système exclusif de quelques philosophes, attaquaient la philosophie et les connaissances humaines. On sait avec quel art M. Thiers intercale dans son récit les fragmens de la correspondance inédite de l’empereur. Ces documens précieux et d’autres communications curieuses ont procuré à l’historien l’avantage de donner aux négociations de Tilsitt, aux entrevues d’Alexandre et de Napoléon, leur véritable physionomie. Le simple et large récit de M. Thiers place le lecteur au milieu des faits, et lui donne le sentiment complet et profond de la réalité. Il n’y a rien là d’arbitraire et de factice : on n’est pas dans le royaume de la fantaisie, mais dans les régions élevées de l’histoire, qui donne à l’esprit des leçons utiles et de graves plaisirs.

En ce moment, la même période historique, envisagée à un autre point de vue, vient d’être racontée par un écrivain dont nous avons déjà loué la sagacité consciencieuse. Le troisième volume de l’Histoire des cabinets de l’Europe pendant le consulat et l’empire embrasse les deux années qui se sont écoulées depuis la fin de la campagne de Prusse jusqu’aux événemens de Bayonne. Par la clarté, par la fermeté de son récit, M. Armand Lefebvre triomphe des difficultés que lui présentait l’étendue de son sujet, car il doit mener de front l’his-