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faiblesse n’est pas seulement dans ce qui lui manque au cœur, mais dans ce qu’elle croit avoir et qu’elle n’a pas. Se croire indépendant quand on est esclave est un gage infaillible de l’éternité de la servitude, se croire original quand on imite est le plus sûr moyen de perpétuer l’imitation. Il faut donc que son orgueil souffre qu’on le lui dise elle qui montrait naguère tant de colère, tant de dédaigneuse hauteur contre les tentatives d’éclectisme littéraire, son état est absolument le même que celui qu’elle prétendait stigmatiser de ses mépris. Il n’y a pas deux générations de poètes, il n’y en a qu’une. Toute la différence est en ceci que les uns cherchent à enhardir le classique, tandis que les autres émoussent le romantisme ; voilà tout. Y a-t-il donc de quoi tant faire les fiers et de quoi soi-même tant s’applaudir ? Ce qui manque de ce côté encore plus peut-être que de l’autre, ce n’est pas le savoir-faire, la mise en œuvre, l’habileté de la main, c’est cette force interne qui pousse à créer, à oser. Que faut-il pour que la vie revienne animer l’œuvre d’où elle est absente ? Ce que la critique ne donne pas, ce qu’on n’a pas le droit de lui demander, ce que l’homme ne peut trouver qu’au fond de ses entrailles, ce qui n’accuse que lui quand il ne sait pas l’en faire jaillir, un sentiment énergique, une pensée noble, un cri du cœur, rien qu’un peu de cet esprit héroïque qui fait les grands peuples et les grands poètes. Il serait, en vérité, trop triste que la poésie inscrivit sur son drapeau pour unique signe de ralliement l’ordre et la paix ; il serait trop affligeant que toute l’audace de l’esprit humain eût passé du côté de la spéculation industrielle et financière, et que, pour faire pendant aux témérités aventureuses de l’argent, on eût une poésie timide, amassant denier à denier son petit pécule et réduite pour toute vertu à celle d’une bonne ménagère. L’avenir ne trouvera-t-il à louer en nous que des qualités négatives, et, dans la stérilité commune des œuvres, n’aura-t-il à dire de cette génération rien autre chose, sinon que son humeur fut tranquille, ses idées conciliantes, ses goûts rangés et sa poésie circonspecte ? C’est aux jeunes hommes, dans quelque rang qu’ils combattent, à y aviser.


HENRI BAUDRILLART.