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seraient-ils des amis beaucoup plus sûrs ? Certes, les Magyars et les Szeklers, qui confondent tous les Slaves, moins les Polonais, dans un même mépris, combattraient à outrance à côté des Allemands, dans une lutte avec la Russie ; mais ils sont peu nombreux, et ils ne gagneraient à cela que de périr avant d’avoir vu ou la régénération de l’Illyrie et de la Bohème ou le triomphe effrayant et à jamais déplorable du panslavisme russe.

Les colonies russes, qui, avec le temps, pourront devenir un danger politique pour l’autocratie, seront donc en attendant un instrument docile et puissant dans toute guerre extérieure. Quant aux colonies autrichiennes, plus riches aujourd’hui, plus éclairées, ouvertes déjà aux agitations nationales, entraînées par l’instinct rajeuni des races vers les nouveautés politiques, elles seront prochainement pour l’Autriche une source de difficultés et d’embarras. Là aussi la politique du gouvernement impérial pourra être poussée par la force des choses hors de ses voies traditionnelles. Quoi qu’il arrive, il est impossible, dès à présent, de ne voir dans les colonies de la Russie et de l’Autriche que de simples établissemens de défense et de culture. D’un côté comme de l’autre, c’est une ère politique qui va succéder pour ces institutions à une ère agricole et militaire.

Et maintenant est-il besoin de dire combien la situation de la France, en Algérie, est différente de celle dans laquelle la Russie et l’Autriche ont colonisé ? Un seul rapport existe, c’est l’intérêt de la défense des frontières, auquel l’Autriche a obéi en face des Turcs, et la Russie également pour la ligne du Caucase ; mais cette ressemblance, qui porte seulement sur un point de notre colonisation, disparaît elle-même sitôt que l’on songe aux moyens et aux conditions d’une institution analogue pour notre conquête d’Afrique. Avons-nous sous la main, comme l’Autriche, des tribus belliqueuses, armées de toute antiquité pour la sûreté de leurs champs, et habituées à manier l’épée en même temps que la charrue ? Avons-nous, comme la Russie, vingt millions de serfs de l’état et une armée composée aussi de serfs dont nous puissions disposer suivant notre bon plaisir ? Non, nous ne possédons ni populations que nous puissions contraindre, ni tribus qui s’offrent spontanément, et en cela la matière première nous manque au point que nous n’avons pas même encore les bras nécessaires à la colonisation civile. Que l’Algérie soit peuplée, qu’elle ait reçu sa constitution administrative et sociale : alors, l’armée ayant accompli sa tâche, les circonstances imposant aux colons de la frontière la nécessité de veiller en partie par eux-mêmes sur leurs propres foyers, il y aura lieu peut-être à l’organisation d’une milice qui, en compensation de ses charges spéciales, aurait droit à quelques avantages fiscaux ; mais cette milice ne sera plus, à proprement parler, une institution militaire, et elle différera autant des colonies de la Russie et de l’Autriche que la législation de la France peut différer de celle de ces deux pays.


H. DESPREZ.