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pas relâchée un peu de son excessive rigueur ? N’aura-t-elle pas compris la nécessité de faire quelques concessions aux paysans des colonies ? Et qui peut affirmer que, par ces concessions habilement ménagées, elle ne saura pas détourner le péril, au moment même où on le croira prochain ?


IV.

Quel que soit le cours des choses, il est certain que les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie ont un rôle à jouer dans la politique de ces deux états. Elles sont numériquement le tiers environ de leur force militaire, et elles se trouvent dans les conditions les plus favorables pour acquérir une grande force morale dont elles ne manqueront pas d’user. Cependant l’un et l’autre empire n’ont point à en attendre les mêmes avantages ni les mêmes inconvéniens, car leurs situations politiques ne se ressemblent point et ils ne courent pas la même fortune. L’avenir sourit à celui-ci, tandis qu’il devient sombre pour celui-là. Que la Russie soit contenue dans ses frontières actuelles, qu’elle recule en perdant la Pologne : elle conserve encore l’espoir d’être dans un temps donné la puissance non-seulement la plus vaste, mais aussi la plus riche de l’Europe ; et si, au lieu de perdre ce qu’elle possède injustement, elle parvenait à s’affermir sur la Vistule, qui sait si elle ne tiendrait pas en ses mains le sort de tout l’orient ?

L’Autriche, loin d’avoir de pareilles chances en perspective, menacée au dedans par la décentralisation croissante des nationalités, est menacée au dehors et du même coup par la Russie elle-même, qui affecte de se poser en Gallicie, en Bohème, en Illyrie, comme la protectrice naturelle de toute la grande famille des Slaves. Conserver, ce serait le plus beau succès de la politique de l’Autriche, ce serait l’œuvre du génie ; pour conquérir, il lui est interdit d’y songer, à moins d’une dissolution subite de l’empire ottoman. Dans un pareil événement, la Bosnie lui reviendrait sans doute, du consentement de la Russie ; mais, entre les Habsbourg et les Romanoff, la partie ne serait que remise, car la question des nationalités slaves ne serait pas vidée, et rien n’assure que la Russie serait d’humeur à la laisser dormir. Qui l’arrêterait dans cette voie après l’exemple saisissant de la Pologne épuisée ? Et qui pourrait dire si, désespérant d’échapper au germanisme par elles-mêmes et pour leur propre compte, les jeunes nationalités de la Bohème ou de l’Illyrie n’en viendraient pas à accepter l’appui de la Russie, pourtant fratricide ? C’est l’effroi qu’elles nous causent par instans dans l’amour que nous leur portons. Si jamais, malgré la prudence et l’activité que l’Autriche déploie en ce moment, les conjonctures politiques prenaient ce caractère, quelle conduite tiendraient les colonies militaires et quels sentimens montreraient-elles ? Attirées par l’appât de la conquête, qui leur rendrait l’esprit d’obéissance, si elles l’avaient perdu, celles de la Russie marcheraient sans scrupule vers le but désigné ; mais celles de l’Autriche le feraient-elles, pour peu que leurs espérances nationales fussent en question ? Les régimens de la frontière illyrienne, qui sont les plus nombreux et les plus braves, offriraient-ils les mêmes garanties d’un aveugle dévouement ? Les régimens roumain, qui, avec moins de penchant pour le slavisme, n’en ont pas davantage pour le germanisme,