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aide à ses paysans pour assurer aux plus pauvres les objets de nécessité urgente, les moyens de suffire à l’entretien de leur ferme et à celui de leur soldat ; il a pris soin que les villages fussent bâtis régulièrement et pourvus de toutes les constructions d’utilité publique. Par malheur, quant à présent, l’institution pèche par la base. N’est-ce pas, en effet, une position très fausse et assez difficile que celle du colon et de sa famille en face du soldat, de cet hôte militaire qui leur est tout d’un coup imposé d’autorité ? Et le soldat est-il toujours très satisfait de se voir ainsi séparé entièrement des siens et condamné à vivre en communauté parfaite dans une famille inconnue ? La prestation de la main-d’œuvre qu’il doit les jours où il n’est point de service ne devient-elle pas aussi une source de querelles ? Si parfois le soldat s’attache au foyer par des liens plus étroits, s’il cesse d’être étranger, s’il épouse la fille du colon, quelquefois aussi il cherche femme ailleurs : c’est pour le colon un nouvel hôte à nourrir et non point, dit-on, le plus commode. Une famille se forme ainsi dans la famille ; l’une écrase l’autre, jusqu’à ce que, par le laps du temps, le mélange se soit fait entre les deux populations superposées et que toute distinction se soit effacée entre les soldats et les colons, comme en Autriche ; mais plusieurs générations doivent se succéder avant que les choses en viennent là.

Et même si l’on raisonne dans l’hypothèse de cette fusion, tous les vices de l’institution ne disparaissent pas pour cela. Les contraintes morales imposées par la législation restent toujours excessives et la liberté nulle. Soumis à la juridiction militaire la plus dure et à une surveillance minutieuse, le colon vit dans une gêne permanente. La loi le dépouille presque entièrement de sa volonté ou ne lui en laisse l’usage que dans les démarches les plus insignifiantes de la vie privée ; il ne peut pas même faire choix d’un état selon son goût. Ceux qui sont destinés à des professions manuelles sont envoyés en apprentissage dans les villes voisines par l’administration du régiment et d’après les besoins de la colonie. Aucun ne peut se déplacer, aucun ne peut vendre, même son superflu, sans une autorisation spéciale.

Cette immobilité des terres et des personnes n’est pas le seul obstacle qui contrarie le développement de la richesse coloniale. Tous les régimens n’ont point obtenu en partage un sol également fécond ; quelques-uns ont été établis dans des contrées marécageuses qui ont d’abord réclamé des travaux de desséchement et qui sont encore très rebelles à la culture. Chez tous, les moyens de production sont des plus restreints, et les échanges fort empêchés par le manque de voies de communication.

L’autorité centrale n’eût pas demandé mieux que d’améliorer une situation si fâcheuse, et les deux empereurs qui ont régné depuis 1816 ont fait dans cette vue tous les sacrifices compatibles avec les ressources du trésor. Peut-être les fonds destinés aux colonies ont-ils beaucoup souffert des habitudes de concussion qui règnent traditionnellement dans l’administration militaire. Pourtant quelques colonies, traitées avec une sollicitude plus scrupuleuse, ont devancé les autres dans la voie du progrès matériel. Telles sont celles du gouvernement de Novogorod, peu éloignées de Saint-Pétersbourg et exposées aux visites fréquentes et au contrôle presque incessant du maître. On a voulu, par un peu de bien-être créé ici à grands frais, faire illusion au tsar et séduire son imagination, et, à vrai dire, il s’y est prêté lui-même dans l’espoir d’éblouir à son tour les populations