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pour quelques dispositions administratives. Si nous voulons coloniser militairement sur la frontière méridionale de la France africaine, ces deux pays ont peu d’enseignemens à nous donner ; c’est à nous de tirer de notre propre fonds ce qui convient et à l’esprit de notre pays et aux circonstances sociales particulières à notre nouvelle conquête. Il importe donc de bien préciser le rôle des institutions militaires créées par la politique autrichienne et par le despotisme des tsars, afin de prévenir les erreurs où nous pourrions être entraînés par quelques similitudes plus apparentes que réelles.

Si nous avions à toute force besoin d’exemples, peut-être en trouverions-nous de plus directs et de plus profitables dans les essais de colonisation civile tentés sur quelques points de la Russie méridionale, du Pruth à la mer d’Asof, et plus anciennement en Hongrie. La Hongrie n’a jamais possédé toute la population qu’elle pourrait nourrir, et, dans de certaines régions, elle présente encore de vastes steppes presque sans villages et sans culture. Les Allemands ont cherché de bonne heure à s’y établir, et y ont fondé, particulièrement sous le nom de Saxons et de Zipses, des colonies florissantes ; ils ont aussi poussé plus loin vers l’est, dans la Russie méridionale, où un sol fécond et des concessions importantes les appelaient en grand nombre. Quelques tribus illyriennes de la Bulgarie ou du Montenegro, fuyant l’oppression turque, se sont jointes à ces émigrations de familles allemandes, et ont été accueillies avec une grande bienveillance par les gouvernemens russe et autrichien.

Les villes saxonnes de la Transylvanie, principauté détachée de la Hongrie, sont arrivées, après plusieurs siècles, à un assez haut degré de prospérité agricole et commerciale. Toutefois elles doivent cette prospérité autant peut-être aux privilèges féodaux qu’elles ont obtenus qu’à leurs libertés municipales. Les Allemands qui ont été admis dans les villages hongrois à titre de simples paysans, aux conditions de la législation du pays, n’ont d’autre avantage aujourd’hui, sur les populations primitives, que celui d’une aisance un peu plus grande, acquise par une activité plus soutenue et de meilleures traditions de travail.

En Russie, où la colonisation civile est plus récente, puisqu’elle date du siècle dernier, les concessions de terrain ont été faites avec plus de régularité. L’exploitation agricole et l’accroissement de la population, tel était le but spécial que l’on se proposait. Ces colonies ont réussi, grace aux grandes facilités que la nature et le gouvernement ont offertes à la fois aux propriétaires libres ou nobles. Intéressés par des dons énormes, dont plusieurs ne s’élevaient pas à moins de quarante mille décétines[1], aidés par des prêts considérables faits sur la garantie morale d’une application directe de ces avances au bien concédé, les colons privilégiés de la Russie méridionale ont su exploiter avec intelligence les avantages d’une telle situation. Une seule circonstance entrave leurs efforts c’est la constitution de la propriété corvéable, qui, restreinte à cinquante ou soixante décétines, est en outre communale, suivant les anciens principes de la législation slave. Cette communauté et cette immobilité de la terre paralysent nécessairement l’activité individuelle des paysans et réagissent fatalement sur la prospérité naissante de la contrée tout entière. Ce vice à part, la colonisation civile de la Russie méridionale fait honneur à la munificence intelligente des

  1. La decétine vaut un peu plus d’un hectare.