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des pyramides sur leurs chevaux. » Quand un guasso veut éprouver un cheval, il le lance au grand galop ; puis il tire brusquement la bride avec un poignet de fer. Le cheval, ne pouvant tout d’un coup rompre son élan, s’accroupit sur le train de derrière. Le cavalier, sans lui donner le temps de reposer ses pieds de devant, le fait alors pirouetter de droite à gauche et de gauche à droite[1]. Rien ne paraît impossible à un guasso. Il descend ou plutôt il roule sur les pentes rapides, enveloppé d’un nuage de poussière, et entraînant à sa suite un ruisseau de terre et de cailloux ; au besoin, il grimperait à un escalier.

Toute déshéritée qu’elle soit sous le rapport pittoresque, Valparaiso a pourtant une promenade, qui a été péniblement conquise sur la mer. On y arrive par une rue bordée de maisons basses exclusivement vouées au commerce des comestibles. Les étals de bouchers, les magasins de fromages et de poissons secs, les suifs, les cuirs et autres marchandises nauséabondes vous invitent à presser le pas jusqu’à l’arsenal, qui s’élève à l’entrée de la promenade. Là, deux ou trois hangars abritent des bois de construction, des outils et des ustensiles propres aux travaux de terrassement. On voit aussi couchés côte à côte sur le sol, près de pyramides de boulets, des canons de bronze remarquables par l’élégance de l’ornementation et par l’ancienneté de la fonte. Tels qu’ils sont d’ailleurs, ces vétérans paraissent encore en état de servir la république.

Dans la cour de l’arsenal stationnent ordinairement les voitures connues sous le nom de bagnes ambulans : ce sont de vastes cages de fer montées sur des roues, flanquées d’une guérite et habitées chacune par dix ou quinze bandits, auxquels elles servent à la fois de réfectoire, de vestiaire et de dortoir, comme le témoignent les écuelles, les guenilles et les matelas que l’on aperçoit dans l’intérieur. Les jours ordinaires, ces cages conduisent leurs misérables hôtes sur le lieu même des travaux d’utilité publique en cours d’exécution ; mais le dimanche elles restent dételées, et les condamnés, enchaînés par le pied, pittoresquement couverts de haillons comme les gueux de Callot, collent aux barreaux des faces qui le plus souvent joignent à une laideur naturelle la double laideur du vice et de la misère. Les uns implorent la charité d’une voix dolente, les autres se donnent la satisfaction d’apostropher les passans et de leur faire toute sorte d’affreuses grimaces.

A quelques pas de l’arsenal s’étend, devant le château (el Castillo), qui lui a donné son nom, la promenade dont nous avons parlé. La pioche et la mine d’ingénieurs intelligens l’ont creusée à travers des rochers battus par la mer. Cette avenue s’élève en pente très douce, elle laisse à droite sur la grève des baraques hantées seulement à l’époque

  1. C’est ce qu’on appelle retourner un cheval, — revolver un cavallo.