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la plus large des intelligences, n’excluant aucun modèle, ne dédaignant aucune inspiration, et modifiant par d’heureuses combinaisons ce que le génie national peut avoir de trop rigoureux, de trop entier, de trop asservi aux préjugés de lieux et de race.

L’écrivain chez Browning ne doit pas nous faire oublier l’homme. Aujourd’hui la critique se plaît à interroger la vie privée des poètes. On aime à soulever le demi-voile qui cache ces idoles inconnues ; on aime à se rendre compte de tout ce qui peut expliquer le travail singulier de ces intelligences à part. On nous suivra donc volontiers sous les ombrages d’un de ces cottages fleuris qui se multiplient aux abords de Londres, retraites paisibles où se réfugient, par goût autant que par nécessité, les écrivains épris de la solitude et de ses féconds loisirs. C’est là que nous pourrions, admis chez Browning, le surprendre en tête-à-tête avec son crapaud favori, dont l’éducation fait partie de ses travaux. Ces goûts fantasques sont fréquens chez les littérateurs anglais. Tout le monde connaît l’ours et le chien de Byron ; le singe brésilien de Thomas Hood et le corbeau de Charles Dickens ont aussi leur renommée. Par un beau soir d’été, lorsque le dôme majestueux de Saint-Paul, perçant le brouillard qui enveloppe Londres, découpe sa silhouette sur la blancheur argentine du crépuscule, nous aimerions à errer avec l’auteur de Paracelsus sur les coteaux boisés qui entourent sa demeure, causant de cette Italie où il allait naguère, consciencieux artiste, étudier sa tragédie de Luria, ses petits drames de Pippa Passes et de A Soul’s tragedy. Nous aimerions à le suivre encore dans son ermitage, maintenant embelli par la présence d’une femme d’élite associée aux travaux et à la destinée du poète[1] ; mais ici doit s’arrêter, nous le sentons, notre curiosité. Quel droit aurions-nous d’insister sur ces innocentes indiscrétions lorsqu’elles n’auraient plus la valeur de renseignemens littéraires ? Contentons-nous donc d’ajouter que Browning, estimé comme poète par un petit nombre d’esprits choisis, est, au demeurant, un des hommes les plus honorables de la littérature contemporaine. Sa vie est simple et sévère. Son art l’occupe à l’exclusion de tout autre intérêt, et il ne profite du droit qu’il aurait aux relations les plus distinguées que pour choisir dans le monde aristocratique des amitiés dignes de la sienne.


E.-D. FORGUES.

  1. Browning a récemment épousé une digne émule de mistress Norton, de lady Stuart Wortley, de mistress Brookes et de tant d’autres muses qui foulent à cette heure les frais gazons de la poétique Angleterre. Miss Eliza Barrett, — aujourd’hui mistress Browning, — a publié en 1833 une traduction d’Eschyle, et en 1841 une légende poétique intitulée Le Roman du Page.