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moyen, d’interrompre la filiation des esprits supérieurs et d’y substituer son engeance impie ? Ces pensées traversèrent à la fois la tête de Hakem : dans son courroux, il eût voulu produire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de feu ou un cataclysme quelconque ; mais il se ressouvint que, lié à une statue d’argile terrestre, il ne pouvait employer que des mesures humaines.

Ne pouvant se manifester d’une manière si victorieuse, Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur le Nil ; un banc de pierre se trouvait là, il s’y assit et resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au bout de quelques minutes, la poterne se rouvrit, et à travers l’obscurité Hakem vit sortir vaguement deux ombres dont l’une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l’autre. A l’aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui, en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d’être complètement opaques, il discerna que le premier était un jeune homme de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.

Arrivé sur un point de la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près de lui, et l’éclair d’un damas étincela dans l’ombre comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du calife, la tête ne tomba pas, et le noir, s’étant incliné vers l’oreille du patient, parut murmurer quelques mots après lesquels celui-ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux, comme s’il se fût agi de tout autre que de lui-même. L’Éthiopien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se dirigea vers le bord du fleuve, précisément du côté de Hakem, sans doute pour aller reprendre la barque qui l’avait amené. Là il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se réveiller, et lui dit : — La paix soit avec toi, Yousouf ; que fais-tu par ici ?

— A toi aussi la paix, répondit Yousouf, qui ne voyait toujours dans son ami qu’un compagnon d’aventures et ne s’étonnait pas de l’avoir rencontré endormi sur la berge, comme font les enfans du Nil dans les nuits brûlantes de l’été.

Yousouf le fit monter dans la cange, et ils se laissèrent aller au courant du fleuve, le long du bord oriental. L’aube teignait déjà d’une bande rougeâtre la plaine voisine, et dessinait le profil des ruines encore existantes d’Héliopolis, au bord du désert. Hakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il lui trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu’il n’avait jamais remarquée jusque-là, car il l’avait toujours rencontré dans la nuit ou vu à travers les enivremens de l’orgie. Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le ferouer, le double, l’apparition de la Teille, celui peut-être à qui l’on avait fait jouer le rôle