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les hommes et étant mort six fois aussi comme je le devais ; on m’en a construit de magnifiques ; mais c’est le tien qu’il serait difficile de découvrir, attendu que, vous autres dives, vous ne vivez que dans des corps morts !

La huée générale qui succéda à ces paroles s’adressait au malheureux empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le prétendu Adam fit tomber la couronne d’un revers de main. L’autre fou s’élança sur lui, et la lutte des deux ennemis allait se renouveler après cinq milliers d’années (d’après leur compte), si l’un des surveillans ne les eût séparés à coups de nerf de boeuf, distribués d’ailleurs avec impartialité.

On se demandera quel était l’intérêt que prenait Hakem à ces conversations d’insensés qu’il écoutait avec une attention marquée ou qu’il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au milieu de ces intelligences égarées, il se replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et nul d’entre eux n’osait lever les yeux sur sa figure ; cependant quelque chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui, dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière encore absente.

Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans l’ame d’un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d’un mortel qui se sent Dieu, la fable et l’histoire du moins leur ont permis, de supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces divines natures à l’époque indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de l’incarnation. Hakem arrivait par instans à douter de lui-même, comme le fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’est l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du hachich. — Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de tels prestiges ! Il est vrai qu’un simple ver prouva qu’il était plus fort que Salomon, lorsqu’il perça et fit se rompre par le milieu le bâton sur lequel s’était appuyé ce prince des génies ; mais qu’était-ce que Salomon près de moi, si je suis véritablement Albar (l’Éternel) ?


V.

Par une étrange raillerie dont l’esprit du mal pouvait seul concevoir l’idée, il arriva qu’un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmulc, qui venait, selon l’usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie