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— Frère, il faut prendre ta cange et me conduire à l’endroit où tu m’as déposé hier à l’île de Rodda, près des terrasses du jardin.

A cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres quelques représentations qu’il lui fut impossible de formuler, bien qu’il lui parût bizarre de quitter l’okel précisément lorsque les béatitudes du hachich réclamaient le repos et les divans pour se développer à leur aise ; mais une telle puissance de volonté éclatait dans les yeux du calife, que le jeune homme descendit silencieusement à sa cange. Hakem s’assit à l’extrémité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les rames. Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné les signes de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d’un geste royal et majestueux. Yousouf retourna à l’okel, et le prince prit le chemin du palais.

Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret, et se trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors obscurs, au milieu de ses appartemens, où son apparition surprit ses gens, habitués à ne le voir revenir qu’aux premières lueurs du jour. Sa physionomie illuminée de rayons, sa démarche à la fois incertaine et raide, ses gestes étranges, inspirèrent une vague terreur aux eunuques ; ils imaginaient qu’il allait se passer au palais quelque chose d’extraordinaire, et, se tenant debout contre les murailles, la tête basse et les bras croisés, ils attendirent l’événement dans une respectueuse anxiété. On savait les justices d’Hakem promptes, terribles et sans motif apparent. Chacun tremblait, car nul ne se sentait pur.

Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée plus grave l’occupait tout entier ; négligeant ces petits détails de police, il se dirigea vers l’appartement de sa sœur, la princesse Sétalmulc, action contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle, au grand effroi des eunuques et des femmes de la princesse, qui se voilèrent précipitamment le visage.

Sétalmulc, — ce nom veut dire la dame du royaume, — était assise au fond d’une pièce retirée, sur une pile de carreaux qui garnissaient une alcôve pratiquée dans l’épaisseur de la muraille ; l’intérieur de cette salle éblouissait par sa magnificence. La voûte, travaillée en petits dômes, offrait l’apparence d’un gâteau de miel ou d’une grotte à stalactites par la complication ingénieuse et savante de ses ornemens, où le rouge, le vert, l’azur et l’or mêlaient leurs teintes éclatantes. Des mosaïques de verre revêtaient, les murs à hauteur d’homme de leurs plaques splendides ; des arcades évidées en cœur retombaient avec grace sur les chapiteaux évasés en forme de turban que supportaient des colonnettes de marbre. Le long des corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des fenêtres couraient des inscriptions en écriture karmatique dont les caractères élégans se mêlaient à des fleurs, à des