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L’étranger grinça des dents d’une manière formidable.

— Si tu ne partages pas la croyance des sabéens, qu’es-tu venu faire ici ? Es-tu sectateur de Jésus ou de Mahomet ?

— Mahomet et Jésus sont des imposteurs ! s’écria l’inconnu avec une puissance de blasphème incroyable.

— Sans doute tu suis la religion des Parsis, tu vénères le feu…

— Fantômes, dérisions, mensonges que tout cela ! interrompit l’homme au sayon noir avec un redoublement d’indignation.

— Alors qui adores-tu ?

— Il me demande qui j’adore !… Je n’adore personne, puisque je suis Dieu moi-même ! le seul, le vrai, l’unique Dieu, dont les autres ne sont que les ombres.

À cette assertion inconcevable, inouie, folle, les sabéens se jetèrent sur le blasphémateur, à qui ils eussent fait un mauvais parti, si Yousouf, le couvrant de son corps, ne l’eût entraîné à reculons jusqu’à la terrasse que baignait le Nil, quoiqu’il se débattît et criât comme un forcené. Ensuite, d’un coup de pied vigoureux donné au rivage, Yousouf lança la barque au milieu du fleuve. Quand ils eurent pris le courant : — Où faudra-t-il que je te conduise ? dit Yousouf à son ami.

— Là-bas dans l’île de Rodda, où tu vois briller ces lumières, répondit l’étranger, dont l’air de la nuit avait calmé l’exaltation.

En quelques coups de rames, il atteignit la rive, et l’homme au sayon noir, avant de sauter à terre, dit à son sauveur en lui offrant un anneau d’un travail ancien qu’il tira de son doigt : « En quelque lieu que tu me rencontres, tu n’as qu’à me présenter cette bague, et je ferai ce que tu voudras. » Puis il s’éloigna et disparut sous les arbres qui bordent le fleuve. Pour rattraper le temps perdu, Yousouf, qui voulait assister au sacrifice du coq, se mit à couper l’eau du Nil avec un redoublement d’énergie.


II.

Quelques jours après, le calife sortit comme à l’ordinaire de son palais pour se rendre à l’observatoire du Mokattam. Tout le monde était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur un âne et accompagné d’un seul esclave qui était muet. On supposait qu’il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d’autant moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billah, et son grand-père, Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans les sciences cabalistiques ; mais le calife Hakem, après avoir observé la disposition des astres et compris qu’aucun danger ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires, prenait ceux de l’esclave,