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il se laissait aller mollement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.

— Eh bien ! compagnon, dit Yousouf, saisissant cette intermittence dans l’ivresse de l’inconnu, que te semble de cette honnête confiture aux pistaches ? Anathématiseras-tu toujours les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur manière ?

— Le hachich rend pareil à Dieu, répondit l’étranger d’une voix lente et profonde.

— Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’ame ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clé à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible et dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité. Moi, j’ai un rêve qui reparaît sans cesse toujours le même et toujours varié : lorsque je me retire dans ma cange, chancelant sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruissellement perpétuel d’hyacinthes, d’escarboucles, d’émeraudes, de rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des fantaisies merveilleuses, comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. Est-ce un ange, une péri ? Je ne sais. Elle s’assied à mes côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur une rivière d’argent, poussée par une brise chargée de parfums.

— Heureuse et singulière vision ! murmura l’étranger en balançant la tête.

— Ce n’est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j’avais pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange passait à la pointe de l’île de Rodda. Une femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n’en avaient pas moins un éclat céleste ; son voile entr’ouvert laissait flamboyer aux rayons de la lune une veste raide de pierreries. Ma main rencontra la sienne ; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de fleur, ses bagues, dont les ciselures m’effleurèrent, me convainquirent de la réalité.

— Près de l’île de Rodda, se dit l’étranger d’un air méditatif.

— Je n’avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre garde à la