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part à l’orgie, il se rapprocha du divan sur lequel s’était accroupi l’étranger.

— Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué ; sans doute tu viens de loin ? Veux-tu prendre quelque rafraîchissement ?

— En effet, ma route a été longue, répondit l’étranger. Je suis entré dans cet okel pour me reposer ; mais que pourrais-je boire ici, où l’on ne sert que des breuvages défendus ?

— Vous autres musulmans, vous n’osez mouiller vos lèvres que d’eau pure ; mais nous, qui sommes de la secte des sabéens, nous pouvons, sans offenser notre loi, nous désaltérer du généreux sang de la vigne ou de la blonde liqueur de l’orge.

— Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée ?

— Oh ! il y a long-temps que j’ai dédaigné leur ivresse grossière, dit Yousouf en faisant signe à un noir qui posa sur la table deux petites tasses de verre entourées de filigrane d’argent et une boîte remplie d’une pâte verdâtre où trempait une spatule d’ivoire. — Cette boîte contient le paradis promis par le prophète à ses croyans, et, si tu n’étais pas si scrupuleux, je te mettrais dans une heure aux bras des houris sans te faire passer sur le pont d’Alsirat, continua en riant Yousouf.

— Mais cette pâte est du hachich, si je ne me trompe, répondit l’étranger en repoussant la tasse dans laquelle Yousouf avait déjà déposé une portion de la fantastique mixture, et le hachich est prohibé.

— Tout ce qui est agréable est défendu, dit Yousouf en avalant une première cuillerée.

L’étranger fixa sur lui ses prunelles d’un azur sombre, la peau de son front se contracta avec des plis si violens, que sa chevelure en suivait les ondulations ; un moment on eût dit qu’il voulait s’élancer sur l’insouciant jeune homme et le mettre en pièces ; mais il se contint, ses traits se détendirent, et, changeant subitement d’avis, il allongea la main, prit la tasse, et se mit à déguster lentement la pâte verte.

Au bout de quelques minutes, les effets du hachich commençaient à se faire sentir sur Yousouf et sur l’étranger ; une douce langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi-heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à rire, à s’agiter et à parler avec une volubilité extrême, l’étranger surtout, qui, strict observateur des défenses, n’avait jamais goûté de cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles, inouies, inconcevables, traversaient son ame en tourbillons de feu, ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son maintien, puis la vision s’éteignait, et