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balance, les navires ivres entre-croisent leurs mâts et leurs cheminées. Rien n’est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu du calme, — cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs abîmes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement triste de se voir noyé par un si beau temps.

J’ai retrouvé à la table d’hôte le missionnaire anglais dont j’avais fait la connaissance quelque temps auparavant ; la tempête ne le contrariait pas moins que moi et l’arrêtait dans le projet du même voyage. La prévision d’être bientôt compagnons de route vint donner à nos relations quelque chose de plus intime, et nous sortîmes ensemble après le déjeuner pour aller voir le beau spectacle de la mer agitée.

En descendant au port, nous rencontrâmes le père Planchet, qui s’arrêta et voulut bien causer quelque temps avec nous. Ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement dans ce pays de contrastes que de voir un jésuite et un missionnaire évangélique s’entretenir avec affabilité. En effet, quelles que soient leurs luttes intimes et détournées, ces pieux adversaires se rencontrent continuellement à la table des consuls et se font bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part l’influence occulte qu’ils peuvent conquérir dans les luttes des montagnards, ils ne risquent plus guère en fait de conversion de se rencontrer sur le même terrain. Les agens catholiques ont renoncé depuis long-temps à convertir les Druses, et ne s’attaquent guère qu’aux Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport avec les leurs. Les missionnaires anglais ont, au contraire, à leur service toutes les nuances variées des diverses sectes protestantes, et finissent par trouver des points de rapport extraordinaires entre leur foi et celle des Druses. La question en fin de compte étant d’inscrire le plus de noms possible au livre qui contient l’état de leurs travaux, ils parviennent à prouver aux néophytes qu’au fond les Anglais sont un peu Druses. Cela explique le proverbe de ces derniers : Ingliz, Durzi sava-sava ; « les Anglais, les Druses, c’est la même chose. » - Et peut-être de cette façon sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont l’air de se convertir ?


II. – UNE VISITE A L'ECOLE FRANCAISE

Je m’étais empressé, à mon retour de la province de Kesrouan, d’aller à la pension de Mme Carlès, où j’avais placé la pauvre Zeynèby, ne voulant pas l’emmener dans mes excursions. — C’était dans une de ces hautes maisons d’architecture italienne, dont les bâtimens à galerie intérieure encadrent un vaste espace moitié terrasse, moitié cour, sur lequel flotte l’ombre d’un tendido rayé. La maison avait servi autrefois de consulat français, et l’on voyait encore sur les frontons des écussons à fleurs de lis, anciennement dorés. Des orangers et des grenadiers,