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— car jusqu’ici mes aventures se sont presque toujours arrêtées à l’exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie dans mon existence, en accolant à ma fortune l’aimable esclave que m’a vendue Abd-el-Kerim. Cela n’était pas bien malaisé sans doute ; mais encore fallait-il en avoir l’idée et surtout en avoir l’argent. J’y ai sacrifié tout l’espoir d’une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer. Pour les cinq bourses que m’a coûtées cette fille dorée de la Malaisie, j’aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte et le Jourdain ! Comme le prophète puni de Dieu, je m’arrête aux confins de la terre promise, et à peine puis-je, du haut de la montagne, y jeter un regard désolé. Les gens graves diraient ici qu’on a toujours tort d’agir autrement que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand on n’est qu’un simple Nazaréen d’Europe. Auraient-ils raison ? qui le sait ?

Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché une grosse pierre au cou, sans doute encore j’ai encouru une grave responsabilité morale ; mais ne faut-il pas aussi croire à la fatalité qui règle tout dans cette partie du monde ? C’est elle qui a voulu que l’étoile de la pauvre Zeynèby se rencontrât avec la mienne, que je changeasse, peut-être favorablement, les conditions de sa destinée ! Une imprudence ! vous voilà bien avec vos préjugés d’Europe ! et qui sait si, prenant la route du désert, seul et plus riche de cinq bourses, je n’aurais pas été attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouinss flairant de loin ma richesse ! Va, — toute chose est bien qui pourrait être pire, — ainsi que l’a reconnu depuis long-temps la sagesse des nations.

Peut-être penses-tu, d’après ces préparations, que j’ai pris la résolution d’épouser l’esclave indienne et de me débarrasser, par un moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu me sais assez délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à la revendre ; je lui ai offert la liberté, — elle n’en a pas voulu, et cela par une raison assez simple ; c’est qu’elle ne saurait qu’en faire ; de plus, je n’y joignais pas l’assaisonnement obligé d’un si beau sacrifice, — à savoir une dotation propre à placer pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin, — car on m’a expliqué que c’était l’usage en pareil cas. Pour te mettre au courant des autres difficultés de ma position, il faut que je te dise d’abord ce qui m’est arrivé depuis mon retour d’une expédition dans la montagne, dont je t’ai envoyé dernièrement le récit.

Je suis revenu pour quelques jours m’établir à l’hôtel de Baptiste en attendant une occasion pour passer par mer à Saïda, l’ancienne Sidon. Le temps était devenu si mauvais, qu’aucune barque n’osait sortir. Pourtant à terre le soleil brille, l’azur implacable du ciel n’est pas terni d’un seul nuage : on ne se plaint guère que du vent qui soulève çà et là des colonnes de poussière ; mais, sur la mer, tout remue et se