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spéculatives, sur ces méthodes abstraites qui nous sont si chères parce qu’elles sont rationnelles. Il faut les laisser de côté, dit sans cesse le premier ; ce sont des rêveries, dit le second, qui ne peuvent pas être l’occupation d’un homme raisonnable. De combien ne leur préfèrent-ils pas les semelles de plomb de l’expérience ! Combien ces études élevées dont on nourrit dans nos écoles des jeunes gens qui doivent être industriels, soldats, marins, ingénieurs, leur paraissent ridicules ! Pour ne citer qu’un exemple : « Il semble, disait un Anglais cité par M. Nougarède, que nous ayons dit de nos marins : Ils seront hommes de mer avant tout et savans s’ils le peuvent, et que vous, au contraire, vous ayez dit : Ils seront hommes de mer s’ils le peuvent, mais avant tout ils seront savans. » Que la société anglaise ne l’oublie pas cependant : le principe de l’intérêt présente ce singulier caractère, qu’il est aussi facile à suivre en pratique que difficile à justifier en morale, qu’il est un conseiller aussi sûr comme mobile de second ordre que périlleux comme souverain mobile. Il n’est entré déjà que beaucoup trop avant dans les mœurs britanniques, puisqu’il a engendré de nombreuses iniquités et une situation féconde en crises de tout genre. Le régime ultra-producteur, qui est son ouvrage, a excité l’envie, l’admiration et l’effroi du monde ; mais il y a quelque trente ans que la réaction s’est manifestée dans les esprits, et elle se traduit en faits déjà singulièrement sensibles.

Quels que soient les graves reproches qui doivent être adressés au peuple anglais sur les moyens tantôt perfides, tantôt inhumains, auxquels il a eu recours pour arriver à un but excessif qui toujours reculera devant lui, il est juste de lui décerner le tribut d’éloges qui lui revient. Il veut si fermement, si patriotiquement ce qu’il veut ! Il a mis tant de constance à créer ce système industriel et mercantile qui enveloppe l’univers dans ses réseaux ! L’auteur des Lettres sur l’Angleterre a recherché quelles sont les tendances qui ont donné à ce peuple la supériorité marquée qu’il a dans certaines branches de l’activité humaine, et il a reconnu avec justesse que ces tendances sont l’esprit de suite et l’esprit d’amélioration, — consistency, improvement.-Ce qu’il a accompli par ces deux qualités est immense. Par elles, il s’en est donné cent autres que sa nature ne semblait pas comporter. L’observer comme manufacturier, comme négociant, comme facteur, C’est l’observer sur un point où ses défauts ne donnent pas de prise, où les instincts les moins louables sont neutralisés par la force du vouloir, où il ne laisse qu’à admirer. Ainsi, sa politique, chacun le sait, manque en général de bonne foi, et pourtant, dans les transactions commerciales, il est d’une loyauté à toute épreuve qui fait trop souvent honte à l’indélicatesse de tant d’aventuriers français au-delà des mers. Dans la plupart des occasions de la vie politique ou privée, il a un respect pour les usages les plus surannés qui le rend formaliste et incroyablement routinier, et cependant en industrie rien n’égale sa facilité à abandonner les vieilles méthodes pour innover, pour perfectionner sans cesse. Que n’a-t-il pas fait à cet égard ! que ne fait-il pas tous les jours ! A le juger sur les apparences, vous croyez remarquer que son goût du bien-être intérieur, de l’existence comfortable et paisible lui donne une pesanteur impossible à secouer ; mais examinez-le alors qu’il s’abandonne à ses hardies spéculations : quel homme est plus entreprenant, plus infatigable que lui ? Vous pensez qu’il a pour l’étranger un dédain invincible qui lui défend de rien emprunter du dehors ; mais jamais on ne fut plus empressé qu’il ne l’est à s’approprier à tout prix les procédés qu’invente ou qu’emploie l’étranger. Il passe pour être insociable ; mais il a su tirer de l’association