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apporte, lui parle de cette façon : « Vous voyez ici la mauvaise herbe, pour que vous en mangiez de la bonne. Ouvrez les yeux, mon père, et levez le visage, car votre honneur, qui était mort, est revenu à la vie et est désormais assuré : sa tache est lavée, malgré l’orgueil de l’ennemi. À présent, il y a des mains qui ne sont plus des mains, et cette langue à présent n’est plus une langue. Je vous ai vengé, seigneur, car la vengeance est sûre quand le bon droit vient en aide à celui qui s’en fait une arme. »

« Le vieillard s’imagine qu’il rêve ; mais il n’en est pas ainsi : il ne rêve pas. Seulement l’abondance de ses larmes lui fait voir mille images. A la fin pourtant il leva ses yeux, qu’offusquaient de nobles ténèbres, et reconnut son ennemi, quoique sous la livrée de la mort…

« … O infâme comte Loçano ! le ciel me venge de toi, et mon bon droit a donné contre toi des forces à Rodrigue. — Sieds-toi à table, mon fils, à la place où je suis, au haut bout, car celui qui m’apporte une telle tête doit être le chef de ma maison[1]. »


Mais il convient d’examiner des romances de rédaction plus récente et où l’on sente un accent de civilisation plus avancée. Eh bien ! dans celles-là même, les motifs de tous les défis sont graves, plausibles, et ordinairement même inspirés par un intérêt public et national. Tels furent les duels fameux qui eurent lieu sous les murs de Zamora.

Don Sanche, roi de Castille, ayant, malgré les avis du Cid, résolu de reprendre sur sa sœur doña Urraque la forte place de Zamora, qu’elle possédait comme héritage, fut tué en trahison par un transfuge. Cet attentat.souleva d’indignation toute la Castille. « Don Rodrigue de Bivar, dit une romance qui ne paraît pas très ancienne, fut le plus affligé. » Voici comment il parla devant le corps du roi trépassé :

« Roi don Sanche, mon seigneur ! malheureux fut le jour où, contre ma volonté, tu mis le siége devant Zamora ! Celui qui te le conseilla ne craignit ni Dieu ni les hommes, puisqu’il te fit fausser les lois de la chevalerie. »

« Et, ayant achevé sur ce point, il dit d’une voix plus forte : « Que l’on nomme un chevalier avant la fin du jour pour défier Zamora touchant une si grande trahison !… Vous n’ignorez pas que je ne puis m’armer contre cette ville, car je l’ai ainsi juré ; mais je vous donnerai un chevalier qui combattra pour la Castille… »

Ce chevalier se présenta de lui-même : don Diègue Ordoñez, qui se tenait aux pieds du roi, se lève enflammé de colère ; il s’est armé en toute hâte, et, dès qu’il est près des remparts, l’œil étincelant et en feu, il parle de cette manière :

« Perfides et traîtres, voilà ce que vous êtes tous, habitans de Zamora, pour avoir accueilli dans votre ville le méchant Vellido, ce traitre qui a tué le roi don Sanche, mon bon seigneur et mon roi, que je regrette si vivement. Que ceux

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 14 et 15 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. II, p. 121.