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l’unité, les proportions, la belle ordonnance, les perspectives graduées, les puissans contrastes qui nous charment à la lecture d’un vrai poème ? Non, assurément. Dans le romancero le mieux ordonné tout se suit, rien ne s’appelle. Lope de Vega a ingénieusement défini les romances historiques, dont il s’est si bien et si souvent inspiré, « une Iliade qui n’a pas eu d’Homère[1]. » Si un Homère s’était rencontré, il aurait dû refondre tout ce précieux métal dans le souverain creuset de son génie. Au reste, pour être juste envers Wolf et son école, il faut se rappeler que, dans sa pensée, les grandes rapsodies constitutives de l’Iliade et de l’Odyssée (la Dolonie, la Patroclée, la Nécyomanthie, etc.) ont bien plus de ressemblance avec les longues chansons de geste qu’avec de courtes romances. Le système historique n’est pas responsable des applications forcées qu’on en a faites. — En résumé, les romances espagnoles ne nous paraissent ni les débris d’un poème brisé ou perdu, ni les matériaux d’une grande épopée née ou à naître. Il nous semble bien plus dans la nature des choses d’admettre, comme nous l’avons exposé plus haut, la coexistence de deux familles de poètes ou plutôt de deux sortes de poésies qui, bien que destinées toutes deux à être chantées, tendaient, l’une à se perpétuer intacte par l’écriture, l’autre, bourdonnante et ailée, à courir librement de clocher en clocher, de l’Èbre au Guadalquivir, toujours jeune et renouvelée.


III.

Après quelques publications partielles essayées à la fin du XVe siècle et continuées pendant tout le cours du XVIe sous les titres de Primavera y Flor, de Cancionero de romances, de Tesoro escondido, de Silva, de Floresta, etc., parut en 1602 à Medina del Campo, et, deux ans plus tard, à Madrid, le Romancero general, qui fut augmenté à Valladolid, en 1609, d’une seconde partie. On n’attend pas que j’entre ici dans les détails que pourraient fournir ces anciens et curieux recueils, parmi lesquels se glissèrent au XVIe siècle quelques romanceros factices, entre autres celui de Lorenzo de Sepulveda. On trouvera un judicieux travail sur cette matière dans le récent ouvrage du savant viennois M. Ferdinand Wolf. Je dirai seulement que le Romancero general étant devenu très rare, et n’offrant qu’une disposition fort confuse (ce recueil est divisé en treize livres que rien ne distingue l’un de l’autre), une réimpression disposée sur un meilleur plan était vivement désirée. M. Depping, dont on connaît l’érudition patiente et variée, a donné satisfaction à ce vœu dès 1817. Il a le premier introduit un ordre satisfaisant

  1. Cette expression, attribuée à Lope de Vega par M. Raynouard (Journal des savans, décembre 1822), est réclamée par M. Creusé de Lesser dans la dernière édition de sa traduction en vers des romances du Cid.