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Chaque traduction se fit par un, le plus souvent par deux de ces pandits étrangers qui soumettaient leur travail à la révision d’un docteur thibétain. Ces versions étaient donc produites sous l’inspiration du sentiment religieux et consciencieusement élaborées ; elles avaient pour but exclusif d’inculquer le dogme dans ces esprits avides d’apprendre. Pareille à un enfant naïf et docile, la nation thibétaine ; qui avait vécu libre et oisive dans son ignorance, se soumit aux pratiques rigoureuses et multipliées d’une religion qui s’attaquait aux passions et aux sens. Des couvens s’élevèrent dans lesquels l’étude et la traduction des textes devaient se perpétuer ; combien de copistes armés du calame s’exercèrent à transcrire ces traités dogmatiques rédigés en commun et qui forment ce qu’on peut appeler une somme de la foi bouddhique ! Dans leur ardeur à employer l’écriture, et comme pour forcer les montagnes mêmes à porter le sceau de la croyance devenue celle du peuple et de l’état, les religieux couvrirent les rochers et les pierres d’interminables inscriptions. Ainsi, quand le brahmanisme, triomphant et impitoyable dans sa victoire, eut proscrit comme athées les sectateurs de la réforme prêchée par Bouddha, le Thibet recueillit comme un héritage les dogmes auxquels il était redevable de sa transformation.

On conçoit très bien que la morale bouddhique ait pu séduire des populations primitives et simples qui ne révéraient point un texte écrit. Elle ne s’attaquait pas, comme dans l’Inde, au régime des castes, ni comme en Chine à l’orgueilleuse aristocratie des lettrés ; aucune opposition systématique ne la gênait dans son développement. Là où elle ne rencontrait, selon toutes les probabilités, qu’un culte sanglant, terrible, né de la peur, ses enseignemens presque charitables étaient reçus par des cœurs dociles. Dans ces montagnes redoutées des habitans de la plaine, les bonzes voyageurs apparaissaient comme de saints personnages, comme des messagers célestes. Ils venaient de si loin, que les Thibétains se les représentaient volontiers traversant les airs sur des nuages. Il en passait à cette époque qui allaient de la Chine à Ceylan, par l’ordre des empereurs, chercher les livres saints ; des religieux indiens, chassés de leur patrie, se montraient aussi, qui animaient le zèle des néophytes. Combien de légendes ils racontaient à leurs hôtes en reconnaissance de l’hospitalité ! les pèlerins sont toujours conteurs. Peu à peu la fable l’emportait sur la réalité ; le génie indien d’une part avec la puissance de sa fantaisie poétique, le génie chinois de l’autre avec le charme de ses petits récits tout pleins de détails, convergeaient sur ces hautes montagnes. Ainsi s’obscurcissait, sous cette double influence, la tradition première dans l’esprit de ce peuple qui, ayant reçu sa croyance du dehors, accueillait sans défiance comme sans discernement les rêveries des nations voisines. Les compilations d’ouvrages sacrés se grossissaient d’une foule de traités mystiques, d’histoires extravagantes, auxquels