Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/484

Cette page a été validée par deux contributeurs.

a passé et a détruit les polémiques, le bruit des contemporains, les enthousiasmes d’un moment, ne laissant subsister que le fond immortel de ces systèmes de l’antiquité, la vérité et la beauté. Faut-il s’étonner que l’éloignement des lieux produise sur le solitaire du Massachusetts le même effet que produit sur nous l’éloignement des temps ? Emerson voit les œuvres de nos philosophes marquées simplement du sceau de la vérité et du génie humain, et non pas frappées au coin du genius loci.

Il n’y a guère qu’une question qui soit posée dans les livres d’Emerson : Quelle part doit-on faire à la personnalité humaine ? Le développement, l’éducation, les droits de l’individu, sa légitime influence sur la société, voilà toute la philosophie d’Emerson. C’est à l’individu qu’Emerson rapporte tout ; c’est pour lui que la poésie tresse des guirlandes ; c’est pour sa santé et la joie de ses yeux que la nature déploie ses richesses variées ; c’est pour sa gloire et son repos que les hommes écrivent, combattent et font des lois. Il a poussé à l’extrême ce principe, si bien que, le livre une fois fermé, on se demande dans quel système il finira par tomber. Deux écueils sont là à ses côtés : le mysticisme et le panthéisme. Les évitera-t-il toujours ? Il peut tomber dans le mysticisme par cette extension donnée au développement de l’individu qui, détruisant la nature et l’humanité, laisse l’homme seul avec l’ame suprême (over soul) au milieu des illusions du monde. Qu’en faut-il penser ? Sera-t-il toujours puritain, ou bien, comme le Faust de Goethe, évoquera-t-il les siècles passés et pénétrera-t-il les secrets de la nature pour se donner le spectacle de la vie universelle ?

Mais enfin le principe est excellent en lui-même, et Emerson devait le choisir pour trois motifs : 1o à cause de ses opinions personnelles, 2o à cause de la situation religieuse des États-Unis, 3o à cause du gouvernement américain. À cause de ses opinions personnelles, avons-nous dit : quelles sont les opinions politiques et religieuses d’Emerson ? à quel parti appartient-il ?


« Des deux grands partis politiques qui divisent l’Amérique à cette heure (dit-il) je répondrai que l’un a la meilleure cause et que l’autre possède les meilleurs hommes. Le philosophe, le poète, l’homme religieux, souhaiteront de voter avec le démocrate pour le libre commerce, le suffrage universel, l’abolition des cruautés légales, et pour faciliter de toute manière, aux jeunes et aux pauvres, l’accès aux sources de la richesse et du pouvoir ; mais rarement ils peuvent accepter, comme représentans de ces libéralités, les personnes que leur présente le parti populaire. Elles n’ont pas au cœur les fins qui donnent à ce mot de démocratie l’espérance et la vertu qu’il renferme. L’esprit de notre radicalisme américain est destructeur et sans élans, il n’a pas d’amour, il n’a pas de fins divines et ultérieures, il est destructeur simplement, sans haine et égoïsme. D’un autre côté, le parti conservateur, composé des hommes les plus modérés, les plus cultivés, les plus capables de la nation, est timide et se contente simplement d’être le défenseur de la propriété ; il ne venge aucun droit, il n’aspire à