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Emerson ne s’élève pas moins haut quand il vient à parler de l’histoire :

« L’esprit humain écrit son histoire et doit la lire. Le sphinx doit résoudre sa propre énigme. Si toute l’histoire est dans un homme, elle peut être toute expliquée par l’expérience individuelle. Il y a une relation entre les heures de notre vie et les siècles du temps. Comme l’air que je respire est tiré des grands réservoirs de la nature, comme la lumière qui tombe sur mon livre vient d’une étoile distante de cent millions de milles, comme le poids de mon corps dépend de l’équilibre des forces centrifuge et centripète, ainsi les heures devraient être instruites par les âges, et les âges expliqués par les heures. Chaque individu est une incarnation de l’esprit universel. Toutes les propriétés de cet esprit s’accordent en lui. Chaque pas dans l’existence privée jette une lumière sur ce qu’ont accompli les grandes masses des hommes, et les crises de la vie se rapportent aux crises nationales. Chaque révolution fut d’abord une pensée privée, et, lorsque la même pensée se présentera à un autre homme, il aura trouvé la clé du siècle. Chaque réforme fut d’abord une opinion particulière, et, lorsque de nouveau elle deviendra une opinion particulière, la solution du problème sera trouvée. Le fait raconté doit correspondre à quelque chose en moi pour être croyable ou seulement intelligible. Lorsque nous lisons, nous devons nous faire Grecs, Romains, Turcs, prêtre, roi, martyr et bourreau ; nous devons rattacher ces images à quelque réalité cachée dans notre expérience secrète, sinon nous ne verrons rien, nous n’apprendrons rien, nous ne retiendrons rien. Ce qui est arrivé à Asdrubal et à César Borgia est une illustration de la puissance et des dépravations de l’esprit, aussi bien que ce qui nous est arrivé. Chaque nouvelle loi, chaque mouvement politique a son sens en vous. Regardez chacune de ces lois et dites : « Ici est une de mes pensées. Sous ce masque fantastique, odieux ou gracieux, ma nature de Protée se cache. » Ceci remédie au défaut de la trop grande proximité de nos propres actions et les jette dans la perspective. De même que l’écrevisse, le scorpion, la balance, perdent leur bassesse lorsqu’ils sont suspendus au-dessus de ma tête comme signes du zodiaque, ainsi je puis voir sans passion mes propres vices dans les personnes éloignées de Salomon, d’Alcibiade et de Catilina. »

Il y a chez Emerson un sentiment de la nature exquis et pénétrant plutôt que large. Ne cherchez pas dans ses essais les grands sentimens à la Jean-Jacques et les enthousiasmes à la Diderot. Le sentiment qu’il éprouve pour la nature tient de la sympathie plus que de l’amour. Quand il entre sous ses ombrages, c’est pour rafraîchir son front et distraire sa pensée. Ces promenades, ces contemplations, lui apparaissent comme autant de bains salutaires pour l’ame et le corps, qui se retrempent dans l’air extérieur et regagnent en regardant le ciel l’énergie perdue dans la lutte de chaque jour. C’est le côté religieux de la nature qui l’attire et lui fait rencontrer, en les adoucissant, les images bibliques : « Si un homme vit avec Dieu, sa voix deviendra aussi douce que le murmure du ruisseau et le frémissement de la moisson. » Tout ce que la nature a d’immatériel, la grace, la fraîcheur, le parfum, l’har-