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dégénérée. Qu’on réunisse ces deux points de vue, et on aura cet étrange phénomène : les classes supérieures en pleine décadence morale, se pervertissant par la mollesse, l’oisiveté, abdiquant volontairement leur rôle élevé, et les classes inférieures stationnaires dans leur ignorance, dans leurs traditions grossières et violentes, dans leur fanatisme aveugle ! C’est l’antique élément de la grandeur espagnole qui s’efface sans qu’un élément nouveau mûrisse dans l’ombre et se prépare à occuper la scène. Voilà le tableau que le théâtre de Ramon de la Cruz éclaire vivement pour tout esprit attentif qui ne s’arrête point à ce nom léger de saynetes. Ces esquisses ont une valeur historique, si on les rapproche de la société qu’elles peignent. « Les documens officiels, dit un des plus sérieux et des plus intelligens critiques de l’Espagne moderne, M. Duran, pourront, en racontant les événemens, les constater pour la postérité ; les saynetes de Ramon de la Cruz expliqueront pourquoi il en fut ainsi et comment cela est arrivé. » C’est la plus essentielle condition de la poésie comique.

Le but que se proposait Moratin n’est point différent de celui qu’avait en vue l’auteur des saynetes ; il le poursuit seulement dans des conditions littéraires plus sérieuses, avec des moyens plus relevés. Sous ce rapport, il se rattache d’une manière plus directe au mouvement intellectuel de l’époque ; ses œuvres dramatiques en sont comme le couronnement heureux et inattendu. Après un siècle d’imitation servile, Moratin est le premier qui ait su donner une couleur originale à la comédie classique ; il l’a nationalisée au-delà des Pyrénées. Ses comédies ont la régularité, mais elles ont la vie en même temps. La raison domine chez lui, — une raison droite, pure et souvent créatrice ; c’est avec elle qu’il pénètre le secret des caractères, qu’il saisit les ridicules, qu’il observe les contradictions humaines, faisant naître l’action du développement moral et animant ses inventions d’un sentiment généreux et équitable. Moratin a beaucoup des qualités de Goldoni, avec plus de talent littéraire. Il a peu écrit, et il a écrit assez cependant pour marquer la renaissance de la comédie en Espagne à la fin du XVIIIe siècle. Un esprit nouveau se révèle dans le Oui des jeunes Filles, le Baron, dans le Vieillard et la jeune Fille, cette école des vieillards espagnole ; il y a un mélange d’émotion prête à déborder et d’observation sensée, pénétrante, qui captive sans cesse. Dans la Femme hypocrite (la Mogigata), l’auteur s’élève plus haut : il marche sur les traces de Molière et crée un Tartufe en mantille. Une femme prudemment fausse, perfide par calcul, n’est-ce point la plus triste difformité morale ? C’est cet être monstrueux qu’a peint Moratin avec une vérité et une vigueur de traits remarquables, telles enfin que la censure ombrageuse de Ferdinand VII a vu depuis une ennemie dans cette personnification de l’hypocrisie et l’a chassée de la scène. Moratin a laissé un manifeste de son art nouveau