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jalon qui l’avait conduit au Tartufe et au Misanthrope, et sans lequel il se fût arrêté peut-être à son premier genre, au genre de l’Étourdi et du Dépit amoureux. Sans doute c’est une impression personnelle, précieuse à recueillir, parce qu’elle éclaire sur les préoccupations de ce grand peintre du cœur humain, parce qu’il y aura toujours un grave intérêt à saisir la mystérieuse origine d’une pensée comique qui va se déployer avec tant de puissance ; mais ne serait-il point puéril de donner trop de poids à cet aveu dans nos appréciations littéraires, de faire dépendre la naissance de nos plus incontestables chefs-d’œuvre du hasard d’une imitation ? Il suffit, pour rentrer dans la vérité, de mesurer la distance qu’il y a entre la nature du génie de Molière et l’esprit qui domine dans la comédie espagnole ; il suffit de rapprocher un instant quelques ouvrages de l’auteur de l’Avare des ouvrages comiques de l’Espagne dont le sujet est le même. Molière, dans Don Juan, a-t-il emprunté au Burlador de Sevilla de Gabriel Tellez autre chose qu’un canevas et quelques noms ? N’est-ce point à lui-même qu’il doit le caractère de don Juan, celui de Sganarelle, et cette scène où il met en présence l’athéisme superbe invoquant l’humanité pour railler la Providence et la foi simple du pauvre refusant une aumône qui lui est donnée à condition de renier Dieu ? Qu’on mette en parallèle les Femmes savantes et cette comédie où Calderon s’est plu à railler le même travers, — On ne badine pas avec l’Amour : chacun des deux poètes a suivi l’impulsion de son génie ; l’un a fait une œuvre profonde de vérité et d’observation, l’autre a esquissé un tableau merveilleux de poésie, de grace et de délicatesse. Nulle part, dans le théâtre de l’Espagne, Molière n’a pu trouver le secret de cette hauteur philosophique à laquelle il s’est élevé ; voilà pourquoi on peut dire qu’il s’abusait lui-même en indiquant le Menteur comme le modèle primitif sans lequel le Misanthrope et le Tartufe n’eussent point peut-être existé. Dans l’histoire de la comédie en France, s’il y a un écrivain qui rappelle à quelques égards les comiques espagnols, ce n’est point Molière ; ce n’est pas même Beaumarchais, malgré les apparences : l’ironie hautaine et acérée de Figaro n’a point eu à traverser les Pyrénées pour éclater à la veille de 89 ; c’est Marivaux, peut-être, qui reproduit le plus fidèlement les procédés de l’art espagnol. Les Jeux de l’amour et du hasard, n’est-ce point là un titre tout castillan ? Marivaux emploie volontiers les mêmes ressorts dramatiques, — ces surprises, ces déguisemens à l’aide desquels les personnages s’agitent, se dérobent, se poursuivent dans une intrigue romanesque ; c’est parfois la même subtilité de métaphysique amoureuse. Seulement Marivaux a ôté son naturel à cette délicate subtilité de sentimens en lui donnant un tour précieux et maniéré ; il a ôté leur grace à tant de caprices charmans en les dépouillant de leur naïveté ; il a mis un raffinement laborieux là où ces vieux poètes, qu’il imitait